L’organisation de l’Artillerie > Tome B- Approches détaillées > 6- Organisation du XIXè siécle > E- L’artillerie pour la Revanche (1871-1914) > E4- Les dernières évolutions de 1890 à 1914 >
1- Du concept de tir rapide à la réalisation du canon de 75mm mle 1897
 

Le tir rapide

Le tir rapide était pratiquement (bien qu’imparfaitement) résolu pour les matériels de côte et de place tirant sur une plateforme. Il l’était également pour des matériels de petit calibres :

  • L’américain Hotchkiss, avait créé en 1870 une cartoucherie dans l’Aveyron. Il était venu ensuite à Paris construire un canon de 37mm à 5 tubes tournants qui recevaient une cartouche avant de passer devant la culasse fixe. Elle faisait partir le coup puis éjectait la cartouche vide. L’obus pesait 450gr et la cadence de tir pouvait atteindre 65 coups par minute.
    Avec des matériels de ce calibre, un affût bien fixé au sol suffisait pour maintenir le pointage, et l’artillerie avait même commandé en 1879 un canon-revolver Hotchkiss de 40mm à tube unique pour le flanquement des fossés des ouvrages.
  • En 1886, la Direction de l’artillerie fait étudier par Hotchkiss, Bourges et Puteaux, un affût de campagne qui lancerait un obus de 3kg au Vo de 600 m/s.

En 1887, le général Mathieu, ancien chef du bureau de l’armement, qui vient d’être nommé directeur de l’artillerie, prescrit d’étudier un matériel d’artillerie de campagne à tir rapide. Des matériels proposés, deux sont retenus qui présentent des nouveautés intéressantes :

  • coulissement sur l’essieu pour celui du capitaine Ducros ;
  • caisson à basculement, hausse indépendante et débouchoir double pour celui du capitaine Sainte-Claire Deville.

Le capitaine Baquet, dans un autre modèle présenté, avait prévu de faire asseoir le pointeur et le tireur sur des sièges de l’affût, ce qui augmentait le poids en batterie et améliorait la stabilité du tir.

Tous ces essais sont arrêtés en 1895. Le ministre avait, en effet, adopté les propositions de 1892 du Comité qu’il avait chargé de définir les caractéristiques désirables pour le futur matériel. Il avait décidé :

  • calibre 75mm, mobilité du 80 de Bange,
  • poids de 1 100kg en batterie,
  • obus à balles [1] avec fusées à double effet et obus explosif allongé,
  • Vo 600 m/s, culasse à vis manœuvrable d’un seul mouvement,
  • bêche de crosse,
  • hausse indépendante,
  • mise à feu si possible par étoupille obturatrice, -* appareil mécanique de débouchage.

En 1892, deux matériels de 75 sont à l’étude :

  • un matériel Baquet ayant encore un recul notable, qui recevra quelques améliorations et deviendra le 75 A ;
  • un matériel Ducros à bêche de crosse et coulissement sur l’essieu, hausse indépendante et pointage au collimateur. Il est rigide, c’est-à-dire sans frein de recul, et trop lourd, dont la commission de Bourges estime qu’il « a l’avantage considérable de ne pas comporter de frein »... Un nouvel exemplaire est construit en 1893. Il sera le 75 B.

Le canon de 75 [2].

Un fait nouveau s’était produit avant même la réponse du Comité. En février 1892 le général Mathieu, directeur de l’artillerie, avait reçu, du service de renseignements, des documents sur deux systèmes d’affûts de campagne, dus à M. Haussner, ingénieur à la fonderie bavaroise de canons d’Ingolstadt : un affût à long recul et un affût à lancer.

Ces documents avaient été transmis au président du Comité qui avait répondu : « Les affûts Haussner ont été brevetés en France en 1891 ; le long recul étant 4 à 5 fois plus grand que celui des freins type Locard, le frein développera une résistance plus faible que pour les matériels existants... Avec un matériel pesant seulement 1 000 kg, à recul de 1,40 m pour le canon, on pourrait tirer un projectile de 5kg à Vo 600 m/s dans de bonnes conditions de stabilité, ce qui permettrait un tir réellement rapide. »

Le général Mathieu convoque aussitôt le directeur de la Fonderie de Bourges et lui communique les documents pour étude. Le colonel répond qu’il ne croit pas possible de réaliser ce matériel. La question est alors posée au directeur de l’Atelier de Puteaux, le chef d’escadron Deport. Celui-ci répond, le 10 mai, qu’il croit possible la réalisation du frein à longue course et joint même un croquis indiquant les dispositifs qu’il utiliserait pour parvenir au résultat sans employer ceux brevetés par Haussner.

  • Pour Haussner, la bouche à feu recule sur des galets fixés au corps du frein, un piston entraîné par le tube fait le vide dans un cylindre et le tube revient [3] en place sous l’effet de la pression atmosphérique. Le cylindre à liquide est à l’intérieur du cylindre à gaz coaxial.
  • Pour Deport, le tube est muni de galets qui roulent sur le corps du frein formant berceau oscillant et rentre en batterie sous la pression d’un gaz comprimé. Le cylindre à liquide est à l’extérieur du cylindre à gaz coaxial.

Le Comité consulté propose de construire un canon de 75 à long recul [4]. Les essais sont satisfaisants et le 17 décembre 1892 Deport adresse un projet de matériel de 75mm. Il est invité à le réaliser au plus tôt. Il est promu lieutenant-colonel.

Le général Mathieu, passé au cadre de réserve en novembre 1892 a été remplacé par le général Deloye qui avait été son adjont, puis son successeur au bureau du matériel : la continuité est assurée.

Le nouveau canon va profiter de nombreux dispositifs provenant des études antérieures :

  • coulissement de l’affût sur l’essieu,
  • frein de roues à sabots avec abattage à bras supportant l’ensemble pour le tir,
  • hausse indépendante, pointage au collimateur,
  • culasse Nordenfelt à vis excentrée s’ouvrant d’un seul mouvement.

A l’arrêt, la masse reculante repose sur des glissières (sur lesquelles elle remonte en fin du retour en batterie) ; les galets ne sont utilisés que durant les déplacements pour limiter les chocs sur les routes.

Ce matériel Deport reçoit le nom de 75 C, car on continue la mise au point des 75 A et B pour dérouter l’espionnage des Allemands [5].

Aux essais effectués à Bourges et à Calais, le 75 C montre une énorme supériorité dans la cadence de tir ; mais le frein présente des pertes d’huile inacceptables. Deport, apprenant qu’il ne sera pas au tableau de colonel, demande sa mise à la retraite en décembre 1894 et entre à la société Châtillon-Commentry.

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Le 75 de Sainte-Claire Deville

Le général Deloye nomme immédiatement le capitaine Sainte-Claire Deville comme chargé de l’étude du 75 C avec, comme adjoint, le capitaine Rimailho.

Après les résultats médiocres des tirs de Calais, Sainte-Claire Deville fait démonter les freins : les joints sont détériorés ; l’huile et le gaz, mal séparés par le piston libre, se sont mélangés.

Au début de 1895 le piston libre est amélioré : un ressort bandé entre les tampons qu’il enserre entre deux coupelles d’argent (ce métal évite le phénomène du grippage) maintient la graisse des tampons, ainsi comprimée, à une pression supérieure à celle du gaz et de l’huile.

Cependant les essais à Bourges de ce canon, dit C1 montrent que des fuites, quoique moins importantes, subsistent encore. Alors, Sainte-Claire Deville change complètement l’organisation du frein.

Reprenant les études qu’il avait faites à la Fonderie de Bourges, il remplace les cylindres coaxiaux du frein Deport par deux cylindres placés côte à côte et contenant, l’un l’huile et le piston relié à la masse reculante, l’autre le piston libre (ou diaphragme) et le récupérateur. Le matériel correspondant, le 75 C2 est mis en construction en février 1896 et bientôt soumis aux essais.

Le Comité interrogé sur l’aptitude du 75 C2 à servir en guerre répond par un « oui... mais » demandant la poursuite des essais. Cette réponse est réitérée plus tard par son président, le général Nismes, qui semble favorable au matériel Ducros à tir « accéléré » et non « rapide » car il sait que les Allemands viennent d’adopter un 77 à tir accéléré après avoir abandonné l’idée du long recul qui leur paraît irréalisable.

Deloye, impatient d’aboutir à un matériel qui donnerait à la France une écrasante supériorité sur ses voisins, commande deux batteries C2 et 600 freins après avoir obtenu l’approbation du Conseil supérieur de la guerre.

Les essais de 1897 sont convaincants : 10 000 coups tirés sans incident, cadence possible : 20 coups par minute. Le matériel est adopté sous le nom de 75 modèle 1897. Sa peinture sera gris bleu, au lieu du vert olive habituel, pour réduire la température des caissons exposés au soleil, précaution utile pour la conservation des poudres B.

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Frein Sainte-Claire Deville

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La fabrication

La fabrication s’effectue suivant les méthodes mises au point pour le fusil Lebel. Sainte-Claire Deville utilise tous les établissements constructeurs associés par deux pour fabriquer les mêmes éléments parfaitement interchangeables :

  • bouches à feu à Bourges et Tarbes,
  • affûts à Tarbes et Tulle,
  • caissons à Saint-Étienne et Châtellerault,
  • glissières à Puteaux et Saint-Etienne.

Les (outils) vérificateurs sont usinés à Puteaux où les freins sont montés dans des conditions très strictes de secret [6].

Une Inspection permanente des fabrications, destinée à unifier les fabrications et à abaisser les prix de revient, fut créée en décembre 1897. Le premier inspecteur fut le général Gras.

A cette époque, la tension avec l’Allemagne restait sérieuse et la marche de la mission Marchand vers le Soudan égyptien amorçait avec l’Angleterre une crise qui allait devenir grave [7]. Il fallait se hâter.

Le Directeur de l’artillerie imagina un curieux financement [8] de ces fabrications très importantes pour éviter d’avoir à donner au Parlement des explications qui auraient dévoilé le secret.

On n’exigeait donc rien du budget pour le moment et, dans ces conditions, les parlementaires approuvèrent sans demander aucune explication. La loi fut votée (à l’unanimité à la Chambre et au Sénat) le 17 février 1898. [9].

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Les techniciens travaillent à améliorer l’utilisation de cet excellent matériel.

L’idée du tir défilé pour le 75 gagne du terrain, et des instruments de mesure d’angle sont adoptés : le sitomètre (qui, avec son niveau d’eau, permet de mesurer vite et avec précision le site), le sitogoniomètre, l’octant ; pour le tir de côte le télémètre Devé.

Le commandant Estienne proposera pour le même genre de tir, un repérage optique en bilatérale à partir de points connus, les gisements étant transmis par circuits électriques à un poste central.

Enfin un appareil téléphonique du capitaine Dedieu-Anglade sera adopté pour le commandement à distance des batteries.

Comme les ressources en acide picrique sont limitées, le chargement des obus en tolite fondue ou en crésylite sera admis parallèlement au chargement en mélinite.

L’École de pyrotechnie proposera d’améliorer la stabilité de la poudre B par l’addition d’une faible proportion de diphénylamine. Le Service des poudres, trop fidèle à la composition de la poudre Vieille primitive, n’adoptera pas facilement cette solution ; mais l’artillerie insistera, et les poudres B stabilisées seront mises en service d’abord aux colonies (en raison de la température), puis dans toute l’armée [10].

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On ne peut terminer ce chapitre sur le canon de 75mm sans faire référence aux obligations de conservation du secret, car la compétition est rude etntre les Français et les Allemands.

Car il est vrai que secret était indispensable surtout vis-à-vis de l’Allemagne où le long recul était étudié.

Le général Deloye se méfiait de tout le monde, surtout depuis qu’avait éclaté cette affaire Dreyfus (1894) que le secret du 75 avait générée.

Alors tous les moyens étaient bons pour tromper l’ennemi :

  • les essais prolongés sur les canons A et B,
  • la construction d’une batterie B qu’on faisait semblant de vouloir cacher sans y parvenir,
  • les compliments adressés au capitaine Ducros, faisaient croire, même à ce dernier, que son matériel rigide serait choisi ; les Allemands le crurent et se hâtèrent d’adopter en 1896 leur canon de 77 à affût rigide.

Lorsqu’il ne fut plus possible de cacher l’existence du matériel de 75 modèle 97, il fut présenté au public à la revue du 14 juillet 1899 à l’hippodrome de Longchamp.

L’armée allemande jugea d’abord que ce n’était pas un canon de guerre ; mais au cours de l’expédition internationale en 1900, en Chine contre les Boxers, la brigade française qui y prenait part comprenait un groupe de 75, celui du cours de tir de Poitiers. Il fut engagé seulement par sections.

Cela suffit au contingent allemand du corps international pour constater la valeur du matériel français et le raconter. Au retour de ces troupes les journaux allemands se saisirent de l’affaire et proclamèrent que le 75 français était très supérieur au 77. On ne pouvait cependant pas mettre au rebut ce matériel tout récent. Les essais reprirent en Allemagne et c’est en 1906 seulement que sortira le 77 modernisé (neuer Art), médiocre réplique au 75 français.

[1] Des essais sur des cadavres d’animaux avaient démontré l’intérêt des obus à balles à charge arrière. On avait déterminé ainsi la grosseur nécessaire et suffisante à donner aux balles sphériques (en plomb) pour obtenir un effet présumé mortel. Pour optimiser le nombre de balles une correspondance était établie entre leur diamètre et celui du cylindre récepteur. le calibre le plus proche de 80mm apportant cet avantage est celui de 75 mm. C’est ainsi que ce dernier calibre avait été adopté.

[2] On trouvera dans la Revue historique des armées (1975. N° 1-2-Spécial) la note établie le 2 mars 1899 à la direction de l’artillerie pour renseigner le nouveau président de la République, Emile Loubet, sur la genèse de ce canon.

[3] Appréciation jugée optimiste

[4] Le général Mathieu invite Deport à étudier d’abord le frein à longue course sur un canon de 80 de Bange avant de construire un matériel de 75.

[5] Car leur attaché militaire à Paris s’intéresse beaucoup aux matériels nouveaux ou en projet de l’artillerie française

[6] sous la direction du capitaine Houberdon par le contremaître Schindler

[7] Voir l’Incident de Fachoda (1898)

[8] Avec l’accord du président de la République, du président du Conseil, du président et du rapporteur du Budget de la Chambre et du rapporteur de la Commission des finances en même temps président de la commission de l’armée du Sénat, le ministre de la guerre déposa un projet de loi portant ouverture d’un compte spécial intitulé «  Perfectionnement du matériel d’armement et réinstallation de services militaires ».

[9] mais dès le 11 décembre 1897, la fabrication du matériel était déjà en « pleine activité »

[10] lui évitant les catastrophes comme celles connues par les cuirassées Iéna et Liberté, de la Marine nationale.


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