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3- Les Pontonniers
 

Les pontonniers

L’appartenance des pontonniers à l’artillerie a duré jusqu’à la fin du XIXe siècle. A l’origine, on l’a vu, c’étaient les mêmes « enginieurs » qui mettaient en œuvre les engins de guerre et étaient seuls capables de faire, pour ces engins, des ponts que toute l’armée pouvait utiliser, car les charrois les plus lourds étaient ceux de l’artillerie.

L’existence de cette « spécialité » fut consacrée par la loi de floréal an III qui créa le corps des pontonniers. Éblé fut chargé de la mise sur pied des unités de ce corps. Elles furent très vite employées car les campagnes d’Allemagne imposaient le franchissement de cours d’eau, dont certains importants comme le Rhin et le Danube. Ainsi, en mai 1800, Lecourbe disposait, pour franchir le Rhin, de 36 « bateaux d’artillerie » et 30 « embarcations du pays », sans compter un équipage de 20 bateaux portatifs utilisé pour un simulacre de tentative de franchissement qui n’était qu’une manœuvre de diversion.

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Sous l’Empire l’artillerie avait la responsabilité des ponts de bateaux. Le génie avait celle des ponts sur pilotis. Dans la pratique l’exécution des tâches s’interpénétrait souvent, engendrant tantôt une émulation fructueuse, tantôt une regrettable rivalité d’armes.

Pendant cette période, les franchissements les plus difficiles furent celui du Danube avant Wagram et celui de la Berezina lors de la retraite de Russie.

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En 1809, ces artilleurs pontonniers eurent un rôle essentiel dans la préparation de la victoire de Wagram.

Entré à Vienne le 13 mai, l’Empereur cherche à franchir le Danube pour rencontrer l’armée de l’archiduc Charles qui se concentre sur la rive gauche. Il occupe, l’île Lobau qui n’est séparée de la rive gauche que par un bras large d’une centaine de mètres. Un pont de 70 bateaux (800 mètres) est construit sur le grand bras sous la direction du général Pernéty, artilleur. Il se compose de deux tronçons à peu près égaux qui s’appuient sur un haut-fond au milieu du bras. Faute d’ancres, on utilise, pour fixer les bateaux, de lourdes charges trouvées dans l’arsenal de Vienne. Dans la nuit du 20 au 21 mai on lance sur le petit bras un pont de 17 bateaux qui, transporté sur ses haquets, avait été gardé en réserve à cette fin. Les troupes françaises prennent pied sur la rive gauche et entament le combat. Mais à midi le pont sur le grand bras lui-même est rompu par un bateau que les Autrichiens ont laissé dériver. Rétabli en fin de journée, il est à nouveau rompu le 22 à 7 heures du matin par les madriers, le moulin flottant et les brûlots que l’ennemi lance en amont. Les renforts et les approvisionnements ne pouvant plus arriver que par des moyens discontinus, Napoléon donne l’ordre de se replier sur l’île Lobau.

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Jusqu’à la fin de juin, Napoléon fait préparer activement un nouveau franchissement. Il charge le général Bertrand, commandant le génie de la Grande Armée, de coordonner la réparation des ponts existants et la construction de nouveaux passages. On renforce le pont de bateaux sur le grand bras par des ancres apportées d’Italie. On le double d’un pont sur pilotis construit par le génie. Des marins de la Garde circulent nuit et jour en bateau autour des ponts et rapportent à la rive les corps flottants qui risqueraient de les endommager. On multiplie les passages entre l’île Lobau et les petites îles avoisinantes. A partir du 30 juin, on rétablit le pont sur le petit bras face à Essling et on en construit un deuxième, puis un troisième, dans la même direction. C’est une manœuvre de déception, car en réalité Napoléon veut porter son effort plus en aval.

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Pour réaliser la surprise dans la direction choisie, on utilise deux innovations techniques. D’une part des bacs munis de mantelets rabattables [1] transporteront les premières vagues d’assaillants. D’autre part un pont de bateaux long de 161 mètres permettra le passage du reste de l’armée. Il sera articulé en trois tronçons afin de pouvoir le sortir du canal où il aura été construit. Ces trois tronçons seront munis de dispositifs permettant de les réunir afin d’en faire rapidement un ensemble rigide qui devra se mettre en place d’une seule pièce. Le 4 juillet, à onze heures du soir, sous la protection de l’artillerie, les bacs passent, les premiers à la rame, les suivants en se hâlant sur des cordages (cinquenelles) établis par les pontonniers d’une rive à l’autre.

Les pontonniers mouillent une ancre au milieu du petit bras sous le feu de l’ennemi. Le pont de bateaux de 161 mètres est alors mis en place en cinq minutes. La Grande Armée passe le 5 juillet et, le 6, elle remporte la victoire de Wagram.

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La page la plus connue des pontonniers de l’Empire a été écrite pendant la retraite de Russie. Il y avait eu, dans la marche sur Moscou, des franchissements, notamment sur le Niémen et sur le Dniepr, faits plus ou moins de vive force. Mais aucun n’eut le caractère dramatique du passage de la Berezina, à la fin de novembre 1812. Éblé en fut l’âme. C’était une question de vie ou de mort pour les débris de la Grande Armée. En raison du manque de chevaux le général Eblé avait reçu de Napoléon l’ordre d’abandonner la totalité des équipages de pont dont il disposait. Il avait cependant réussi à sauver six caissons d’outils, deux forges de campagne et deux voitures chargées de charbon. De plus il avait prescrit à ses pontonniers d’emporter chacun, de Smolensk, un outil et quelques clous. C’est avec ces pauvres moyens qu’il dut improviser sa rude tâche dans le froid où périssait la Grande Armée.

Au point de passage choisi la rivière n’avait qu’un peu plus de 100 mètres de large. Un gué y était généralement praticable, mais une crue l’avait fait disparaître. Il avait été prévu de construire trois ponts, deux à la charge des pontonniers, le troisième à celle du génie. On reconnut bien vite que le manque de moyens imposait de renoncer au troisième passage. Artilleurs et sapeurs concoururent dès lors, sous la direction d’Éblé, au lancement à 200 mètres l’un de l’autre de deux ponts sur chevalets. « Il fallut que... plongés dans les flots jusqu’à la bouche (ils) combattissent les glaces que charriait le fleuve... La rigueur de l’atmosphère était au plus juste degré qu’il fallait pour rendre le passage du fleuve plus difficile, sans suspendre son cours, et sans consolider assez le terrain mouvant sur lequel nous allions aborder » (Ségur).

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Le premier pont, le plus léger, commencé le 26 à huit heures du matin, terminé à une heure de l’après-midi, fut utilisé par l’infanterie et la cavalerie. On arriva à y faire passer, en prenant beaucoup de précautions, une pièce de 6, un obusier et un caisson. Le deuxième pont fut prêt à quatre heures, mais à huit heures du soir les chevalets s’écrasèrent. Le pont fut réparé en trois heures ; mais à deux heures du matin les chevalets se rompirent au plus profond de la rivière. Éblé avait eu la prévoyance d’en faire fabriquer de plus solides. Le passage fut rétabli vers six heures ; mais à quatre heures du soir le pont fut une dernière fois rompu. Il fut réparé, cette fois, en deux heures.

Ce fut dans la nuit du 27 au 28 novembre que commencèrent les désordres car, après les troupes, des isolés se présentèrent, chacun voulant passer le premier. L’artillerie russe maintenant proche, tirait dans la masse.

Un pittoresque artilleur, le colonel Brechtel, commandait les pièces qui s’efforçaient de protéger le passage. Il avait été amputé d’une jambe après la bataille d’Ocana et avait obtenu de rester en activité. Un boulet russe lui casse sa jambe de bois. « Les maladroits », s’écrie-t-il. « Cherche-moi une autre jambe dans le fourgon numéro 7 », dit-il à un de ses canonniers ; et il continue.

Dans la nuit, le froid gela les cadavres d’hommes et de chevaux au milieu desquels Éblé dut faire ouvrir une brèche pour les restes du 9e corps qui, avec les douze pièces qu’il avait encore, passèrent dans la nuit du 28 au 29. Le 29 au matin, Éblé dut faire sauter ses ponts, laissant sur la rive une foule de traînards qui, malgré ses objurgations, recrus de fatigue, n’avaient pas franchi la rivière à temps.

[1] les précurseurs des chalands de débarquement de la Deuxième guerre mondiale


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