Les dispositions esquissées lors des campagnes du Directoire pour la répartition de l’artillerie en vue d’une concentration des feux apparaissent plus nettement sous le Consulat. Elles sont mieux dessinées à l’armée d’Italie qu’en Allemagne sous Moreau.
En mars 1800, Moreau répartit son artillerie (un peu plus d’une bouche à feu par 1 000 hommes) en trois tiers, entre ses ailes et son centre dont il a gardé le commandement.
Quelques mois plus tard il modifie cette organisation : il répartit ses divisions entre quatre « corps d’armée », dont l’un sera sa réserve. Chaque corps d’armée comprend deux divisions à 5 000 hommes et, suivant le cas, une ou deux divisions à 10 000 hommes. Les divisions de 10 000 hommes sont équipées de 12 bouches à feu, celles de 5 000 hommes de 6 seulement. En outre, à l’artillerie du corps de réserve (36 pièces) s’ajoutent 6 pièces de 4 montées, pour les opérations en montagne, sur affûts de traîneaux, selon l’expérience de la campagne de Corse en 1769.
Mais Moreau manœuvre peu son artillerie au cours de la bataille. Ainsi, à Hohenlinden (3 décembre 1800), s’il concentre le feu de 40 bouches à feu pour contenir l’attaque ennemie, il ne renforce pas l’artillerie de Richepanse, et c’est avec ses seules 6 pièces que ce dernier tombe sur le flanc gauche de l’ennemi. Le désordre qu’il sème permet à Moreau de contre-attaquer l’infanterie ennemie très éprouvée par le feu de l’artillerie ; et c’est la victoire.
Pour sa nouvelle campagne d’Italie, le Premier consul avait nommé Marmont au commandement de l’artillerie de « l’armée de réserve », dont le chef nominal était Berthier mais dont il se réservait le commandement. Marmont, ambitieux, aurait préféré un commandement « dans la ligne ». Il raconte que Bonaparte lui fit remarquer la différence entre l’importance d’un général commandant une brigade, poste où il aurait toutes les chances de se trouver « sous les ordres de Murat ou de tout autre général aussi dépourvu de talent », et celle de commandant de l’artillerie, directement subordonné à Bonaparte lui-même. Le Premier consul alla jusqu’à lui dire qu’en raison des difficultés que présenterait le franchissement des Alpes, il avait besoin, à la tête de l’artillerie, « d’un chef tel que lui, Marmont ».
Marmont se mit à la tâche, secondé par son chef d’état-major, Sénarmont (le fils) et par Gassendi. Les affûts furent démontés en fardeaux pouvant être portés à bras. Des traîneaux à voie étroite avaient été construits à Auxonne pour le transport des bouches à feu. Mais l’expérience ayant montré le danger de les utiliser dans les chemins étroits et escarpés qu’on devait emprunter, on retint, comme mode de transport de ces bouches à feu, des troncs de sapins qu’on évidait ; on y enfermait le canon, assujetti par des chevilles et des coins. On cerclait le tout et plusieurs dizaines de montagnards embauchés sur place traînaient chaque tronc. Des officiers d’artillerie furent répartis dans les colonnes pour surveiller le transport de tout ce matériel. Une compagnie d’ouvriers fut installée à Saint-Pierre, au pied du col du Grand-Saint-Bernard, pour le démontage du matériel, une autre au-delà du col à Étroubles pour le remontage.
Quant aux munitions, elles étaient placées dans de petites caisses portées à dos de mulet. Grâce à ces dispositions, l’artillerie franchit en deux jours les Alpes, de Saint-Pierre à Étroubles. On ne perdit qu’une pièce de 8 et trois canonniers qui, s’étant écartés du chemin, furent emportés par une avalanche. Mais, malgré les précautions prises, le matériel avait beaucoup souffert.
C’est pourquoi, quand l’armée fut arrêtée par le fort de Bard dont le feu interdisait l’utilisation de l’unique route, Marmont refusa de démonter à nouveau le matériel pour contourner le fort par des sentiers accessibles aux seuls piétons, mulets et chevaux. Il fit accepter par Bonaparte une solution que, dans ses Mémoires, il qualifie de « la plus hardie, la plus audacieuse » [1] : passer de nuit en silence sous les feux du fort, en faisant entourer tout ce qui pouvait faire du bruit (roues, chaînes, etc.) avec du foin tordu, en répandant sur le sol du fumier et tous les matelas du village, et en dételant les chevaux, une cinquantaine d’hommes tirant chaque véhicule.
« La nuit donc (raconte un des acteurs, le général Griois, alors capitaine), cette artillerie, traînée par les canonniers qui remplaçaient les chevaux, se mit en marche. Elle avait, en tête, des compagnies de grenadiers et de sapeurs. On arriva sans bruit à la première enceinte », qui coupait la route à l’entrée d’un défilé. « On fit sauter la porte avec un pétard et on pénétra dans le défilé ; on se précipita au pas de course sur la seconde porte qui fut également enfoncée. Les autres eurent le même sort. La garnison, alertée par la première attaque, avait aussitôt couru aux remparts et couvrait la route, dans toute la longueur du défilé, d’un feu plongeant de mousquettades et, en quelque sorte, à bout portant ; mais elle ne put arrêter la marche de la colonne ; au point du jour, toute l’artillerie de l’avant-garde se trouvait, non sans grandes pertes, de l’autre côté du fort. » On réitéra les nuits suivantes, et, quoique la garnison du fort ait multiplié les tirs d’artillerie et de mousqueterie sur la route éclairée par des « pots à feu », l’artillerie put passer. Deux pièces de 12 ayant été mises en batterie, elles firent une brèche, et le fort capitula.
Ces difficultés de franchissement firent que Bonaparte débuta cette campagne avec peu d’artillerie (40 pièces pour 36 000 hommes), dont il avait gardé le tiers à sa disposition sous forme de compagnies à cheval qui constituaient sa réserve d’artillerie.
A Marengo (14 juin 1800) cette artillerie allait permettre de retourner la situation. Bonaparte ne pensant pas être attaqué, avait éloigné deux de ses divisions pour étendre son armée. Au moment de l’attaque des Autrichiens, il ne disposait que d’une quinzaine de bouches à feu contre plus d’une centaine chez l’ennemi. Cette faible artillerie avait été répartie entre les divisions et, malgré le courage des exécutants, elle ne put empêcher la progression des troupes autrichiennes, si bien que celles-ci envoyèrent un courrier annoncer à Vienne la victoire. Or, Desaix, alerté par le canon, avait devancé la division Boudet qui était sous ses ordres, et disait au Premier consul : « Il faut qu’un feu vif d’artillerie impose à l’ennemi, avant de tenter une nouvelle charge ; sans quoi elle ne réussira pas. » Marmont parvint à former une batterie de 18 pièces. « C’est bien, lui dit Desaix, voyez, mon cher Marmont, du canon, du canon, et faites-en le meilleur usage possible. » Le tir de ces 18 pièces, brusquement démasquées, arrêta la progression de l’infanterie autrichienne et, en une vingtaine de minutes, réduisit au silence l’artillerie ennemie. L’infanterie française se porta alors à l’attaque, soutenue par l’artillerie que Marmont déplaçait par fractions, manœuvrant à la prolonge. Au cours de ces déplacements il arrêta, par le tir à mitraille de 3 bouches à feu, une contre-attaque de grenadiers autrichiens. Kellermann (le fils de celui de Valmy) chargé du soutien de l’artillerie de Marmont, saisit l’occasion offerte : il lança une charge de cavalerie sur cette colonne ennemie en désordre, qui mit bas les armes. Ce fut la victoire.
De cette campagne, Marmont, qui avait repris le commandement de l’artillerie de l’armée d’Italie en automne 1800, tira la conclusion qu’il fallait garder en réserve une proportion importante de l’artillerie de campagne pour pouvoir rapidement renforcer les moyens de feu sur les points décisifs. Profitant du renforcement numérique de son artillerie (il disposait alors de plus de 2 pièces pour 1 000 hommes), il en garda près du tiers en réserve, sous les ordres du « célèbre Laclos » : 30 pièces d’artillerie à cheval, et 24 d’artillerie à pied (dont moitié de pièces de 12), c’est-à-dire les éléments les plus mobiles et les plus puissants de l’artillerie de campagne. Chaque division de l’armée était dotée de 6 à 8 pièces, d’artillerie à pied pour les divisions d’infanterie, d’artillerie à cheval pour les divisions de cavalerie. Chaque « corps d’armée » de deux divisions avait une compagnie d’artillerie à cheval à 6 pièces. A cela s’ajoutaient les 120 bouches à feu d’artillerie de siège aux ordres de Lacombe Saint-Michel.
Pour préparer l’invasion de l’Angleterre, Bonaparte avait commencé dès 1803 à former des parcs d’artillerie dans les six points de rassemblement de l’armée d’invasion ; il estimait que c’était ce qu’il y avait de plus difficile à organiser. Il donnait, dans la composition de cette armée, un rôle important à l’artillerie car, ne pouvant emmener que peu de cavalerie, il voulait compenser, dans la mesure du possible, cette infériorité par une artillerie nombreuse et bien instruite.
La flotte anglaise, très supérieure en nombre et en qualité à la marine française, était alors maîtresse de la Manche. Quasi impunément elle insultait nos côtes. Pour l’en éloigner on utilisa l’artillerie. On employa des projectiles qui, éclatant dans le bois des navires ou leurs voilures, devaient leur causer de grands dégâts. On fit tirer les gros calibres sous un angle de 45° afin d’obtenir le maximum de portée.
Il fallait aussi protéger le passage des barges de débarquement qui, construites un peu partout, devaient rejoindre la région de Boulogne par cabotage, donc sous la menace de la flotte anglaise. Des batteries furent installées dans les endroits les plus propices. Le général Mathieu-Dumas, alors chef d’état-major de Davout au 3e corps, raconte que le plus important des combats eut lieu en mai 1805 pour permettre le passage des barges construites aux Pays-Bas et menées par l’amiral Verhuel des rades de Dunkerque et Calais au port d’ Ambleteuse : « Il fallait doubler le cap Grinez en présence de plus de 80 voiles de la flotte anglaise ; les bas-fonds obligeaient l’amiral à prendre le large ; l’opération était périlleuse. Le maréchal, après avoir fait hérisser le promontoire de 60 bouches à feu que dirigeait le général Lariboisière, alla s’embarquer sur la chaloupe canonnière de l’amiral... le feu des batteries du cap Grinez contint la croisière anglaise. »
En outre, pour protéger la marche de ces barges, on répartit, le long de la côte, des unités de cavalerie et d’artillerie. Ces dernières, entraînées à manœuvrer sur les grèves, allaient jusqu’à faire galoper des pièces de 16 presque aussi vite que celles de 4. Elles tenaient, par leur tir, les navires anglais à distance. En cas d’échouage d’une barge, elles soutenaient l’action des cavaliers qui s’opposaient à sa prise par les Anglais. Elles intervinrent d’une manière particulièrement efficace dans les actions du 28 septembre 1804 et du 18 juillet 1805, toujours dans la région du cap Gris-Nez.
[1] et dont, d’ailleurs, Rapp attribue l’idée à Berthier