Comme général en chef, Premier consul ou Empereur, Napoléon a su remarquablement utiliser son artillerie. S’il n’a pas été le premier à l’employer en masse, il l’a fait avec « une maîtrise souveraine » (Lauerma), et il est intéressant de suivre sa formation d’artilleur.
S’étant fait remarquer dès Brienne par son aptitude aux mathématiques, le jeune Napolione di Buonaparté est envoyé à l’École militaire de Paris. Il se présente au bout d’un an à l’examen commun aux « cadets-gentilshommes » de cette école optant pour l’artillerie et aux élèves des écoles régimentaires d’artillerie.
Il est classé dans un rang suffisant pour être nommé directement lieutenant en second. Il rejoint le régiment de La Fère alors en garnison à Valence (avec deux compagnies en Corse). N’étant pas issu d’une « école spéciale », il fait un apprentissage complet, exerçant successivement les fonctions de canonnier, caporal et sergent. Il est « reçu officier » le 10 janvier 1786 après trois mois seulement de ce stage dont la durée était fixée par le colonel selon les qualités et l’application du jeune officier. Il n’en oublia pas les leçons [1].
Après un séjour en Corse d’un an (le congé réglementaire d’un semestre qu’il eut l’autorisation de prolonger) il rentre en France en 1788 et trouve son régiment à Auxonne. Il y est remarqué par le baron du Teil (frère aîné du chevalier du Teil auteur de l’opuscule sur l’artillerie) qui commande l’école d’artillerie locale et a autorité sur le régiment. Du Teil le désigne comme rapporteur d’une commission constituée pour étudier « le tir des bouches à feu sur affûts de fortune avec des bombes de calibre inférieur à celui du tube ». C’est à la fois une marque de confiance et une occasion de perfectionner ses connaissances techniques. Pendant ses loisirs, Bonaparte multiplie les lectures dans tous les domaines, comme il l’avait fait à Valence en dévorant la bibliothèque de son voisin libraire. C’est à cette époque qu’il a dû se pénétrer des œuvres des théoriciens en renom : l’Essai général de tactique de Guibert, les Principes de la guerre en montagne de Bourcet et l’opuscule déjà cité du chevalier du Teil De l’usage de l’artillerie nouvelle, ouvrages dont, au cours de ses campagnes, il appliquera les leçons.
De l’automne 1789 au printemps 1793 il est très fréquemment en Corse, au point d’être rayé des cadres pour absence abusive. Réintégré avec le grade de capitaine d’artillerie grâce à l’appui d’un député corse, Saliceti, il se fait nommer commandant de l’artillerie d’une force de la garde nationale corse qui doit mener une attaque secondaire sur les îles de la Madeleine pour appuyer une expédition française en Sardaigne. A peine débarqués, marins et soldats se mutinent et exigent le rembarquement. Le commandant de la force cède et l’on repart en abandonnant les canons, à la fureur de Bonaparte.
Rentré définitivement en France en juin 1793, il rejoint son régiment dans le sud-est. Le général Duteil (ci-devant chevalier du Teil), qui commande l’artillerie de l’armée du sud-est, le prend auprès de lui. Le jeune officier circule beaucoup sur les arrières à la recherche de tout ce qui manque à l’artillerie de cette armée. Il a ainsi l’occasion de rencontrer à Avignon un général improvisé, Carteaux, qu’il aide, en utilisant deux canons, à reprendre la ville aux contre-révolutionnaires. Cela fait, Carteaux assiège Toulon révolté et aidé par les Anglais. Le commandant de son artillerie, Dammartin (« officier fort distingué », dira Napoléon),commandera l’artillerie de l’armée d’Italie en 1796 où il fut blessé. Bonaparte, passant par là pour retourner à Nice, va voir Saliceti. Le représentant du peuple le mène chez Carteaux qui l’invite à dîner et lui annonce pour la soirée l’incendie de la flotte anglaise. Dans l’après-midi Carteaux et ses convives se rendent à la batterie dont on attendait ce résultat et, raconte Marmont, « Bonaparte, en homme de métier, sut à quoi s’en tenir en arrivant ; (il) annonça que les boulets n’iraient pas à la mer... Quatre coups de canon suffirent pour faire comprendre combien étaient ridicules les préparatifs faits ; on rentra l’oreille basse à Ollioules et l’on crut avec raison que le mieux était de retenir le capitaine Bonaparte et de s’en rapporter désormais à lui... ».
S’étant fait nommer chef de bataillon (pour avoir plus de poids, disait-il), Bonaparte constate rapidement que, pour interdire à la flotte anglaise le libre accès à la petite rade de Toulon d’où elle soutenait la défense de la ville, il suffirait de placer des canons à la pointe de l’Éguillette, défendue par la redoute anglaise du Caire. Il fallait donc enlever l’Éguillette. Bonaparte arrive à en convaincre non Carteaux, qui l’appelait ironiquement le « capitaine canon », mais les représentants de l’Assemblée.
Carteaux se résout à monter, en direction de la redoute du Caire, une attaque qui, menée sans ardeur et à effectifs réduits, est repoussée et donne l’éveil aux Anglais. Carteaux est remplacé par Doppet [2] qui prend Duteil comme commandant de l’artillerie. Bonaparte passe au rang d’adjoint de ce dernier. C’est peut-être pourquoi, à Sainte-Hélène, il dira que Duteil « n’entendait rien à l’artillerie ». Un conseil de guerre reprend les propositions de Bonaparte - elles s’imposaient à un artilleur - et, après plusieurs tentatives infructueuses, l’attaque est déclenchée le 16 décembre avec une artillerie renforcée grâce aux efforts de Bonaparte qui s’était démené pour obtenir des moyens supplémentaires. Il avait notamment réussi à faire rappeler à l’activité Gassendi retiré dans ses foyers et à lui faire confier la direction de l’arsenal de Marseille. Le 17, le fort de l’Éguillette est occupé, vide de défenseurs. L’escadre anglaise, menacée d’être bloquée dans la petite rade, lève aussitôt l’ancre, et les forces républicaines occupent Toulon.
A la suite de ce succès, dont l’intérêt politique est considérable, Bonaparte est promu général de brigade.
Nommé commandant en second de l’artillerie de l’armée d’Italie, il y est théoriquement sous les ordres de Dujard ; mais, écrit Marmont, il est « là comme il devait être partout : à son apparition il fallait se soumettre à son influence ». Chargé de réorganiser la défense des côtes de Provence, il y déploie une remarquable activité, suivant les idées qu’avait exposées du Teil dès 1778 : fortifier les points essentiels et non vouloir défendre toute la côte. Il devient pratiquement le conseiller de Dumerbion, le commandant de l’armée. Préconisant une action sur Oneglia et le col de Tende, il en assume le commandement réel, sans en avoir le titre.
Il suggère une expédition contre la Corse. Il en commande l’artillerie (mars 1795). C’est un échec ; la flotte anglaise barre le passage. Bonaparte a perdu sa place à l’armée d’Italie. Il est rayé des cadres parce qu’il refuse le commandement d’une brigade à l’armée de l’ouest ; mais il est réintégré par Barras, directeur, à condition de mater une insurrection royaliste dont il envisageait de prendre la tête. Quoique l’émeute soit réprimée à coups de canon, Bonaparte agit là non pas comme artilleur mais comme chef d’une opération. Il réussit. Sa carrière d’artilleur est terminée.
Mais il suivra toujours de près son arme d’origine. Après Austerlitz où, selon le Mémorial, l’artillerie « fit un mal épouvantable à l’ennemi », il déclare : « Ces succès me font plaisir, car je n’oublie pas que c’est dans ce corps que j’ai commencé ma carrière militaire. » En 1809, écrit le général Griois dans ses Souvenirs, « l’Empereur, qui n’avait pas oublié son premier métier d’officier d’artillerie, avait rédigé pendant son séjour à Vienne une longue instruction sur l’approvisionnement dont chaque caisson de munitions devait être pourvu, où il était entré dans les plus petites particularités... Il visita lui-même plusieurs caissons et s’assura de leur chargement ». [3]
C’est à l’occasion d’un repas donné à Erfurt le 7 octobre 1808 en l’honneur du tsar Alexandre qu’il manifesta son attachement à l’artillerie de la façon la plus éclatante. Ayant surpris son entourage par l’étendue de ses connaissances historiques (il venait de rectifier la date de la Bulle d’or qui fixait les modalités d’élection des Empereurs d’Allemagne), à son interlocuteur qui s’étonnait de le voir connaître « si bien ces choses-là », il répondit : « Quand j’étais simple lieutenant en second d’artillerie... » « A ces mots, écrit M. de Beausset, préfet du palais, il y eut, de la part des augustes convives, un mouvement d’intérêt très marqué », et Napoléon, avant d’expliquer que c’étaient ses lectures chez le libraire de Valence qui lui avaient donné de telles connaissances, « reprit en souriant : Quand j’avais l’honneur d’être simple lieutenant en second d’artillerie... ».
[1] Son valet de chambre Constant raconte, dans ses souvenirs, une inspection du Premier consul au camp de Boulogne en novembre 1802 : « A côté des batteries de Wimereux était une forge pour faire rougir les boulets. Le Premier consul regardait travailler les forgerons et leur donnait des conseils... L’un d’eux l’avait connu lieutenant d’artillerie et disait à ses camarades : il s’entend joliment à ces petites choses-là... »
[2] vite remplacé lui-même par Dugommier
[3] A Sainte-Hélène il revint encore sur la composition des équipages d’artillerie dans des notes qu’il dicta à Montholon et Gourgaud.