Les attributions du Grand maître de l’artillerie au XVIIe siècle lui donnaient une puissance exceptionnelle : nominations, affectations, inspection, surintendance des officiers de l’artillerie (auxquels il pouvait déléguer tous pouvoirs par commission), inspection de la fabrication des bouches à feu et des poudres, inspection et entretien du matériel dans les magasins royaux, distribution selon les besoins des utilisateurs, conduite de l’artillerie dans les opérations militaires, administration générale de tous les « remuements de terre », passation des marchés ou contrats et ordonnancement des dépenses (personnel et matériel) de l’artillerie.
L’ordre de préséance plaçait le grand maître aussitôt après le colonel-général de l’infanterie mais avant les gouverneurs des provinces. Il se trouvait après les maréchaux de France ; mais dans l’exercice de ses fonctions, il était bien plus puissant qu’eux. Lorsque, après l’assassinat de Henri IV, le duc de Bouillon, au Conseil de régence, suggéra un certain contrôle de la gestion du grand maître, Sully riposta « qu’il connaissait assez les droits de sa charge pour savoir qu’il n’en devait compte qu’au roi seul et non au connétable ni aux maréchaux de France... et que, si ses lettres (de provisions) leur étaient adressées, c’était afin qu’ils pussent l’assister en tout ce qu’il désirerait... ce qui emportait plutôt l’idée de supériorité que d’infériorité ».
Son indépendance était extraordinaire : il nommait même aux offices du bailliage de l’artillerie. Ce bailliage (seule exception dans tout le royaume) connaissait de toute matière, tant civile que criminelle, concernant le personnel ou le matériel de l’artillerie, et l’on ne pouvait appeler de ses jugements que devant le Parlement de Paris.
Pendant les règnes d’Henri IV et de Louis XIII, la France avait eu plus à surmonter des drames intérieurs qu’à conduire des guerres contre l’étranger. Les progrès qu’elle fit alors dans le domaine de l’artillerie concernaient davantage le fonctionnement de ses services que l’amélioration de ses matériels [1]. La fortification, et donc les sièges, s’adaptaient progressivement à la puissance croissante de l’artillerie et donnaient de plus en plus d’importance au travail de sape et de mine pour lequel une spécialisation allait bientôt s’imposer.
Dans les sièges, les feux de la place rendaient particulièrement meurtriers les travaux d’investissement et l’installation des batteries de l’assaillant. En le constatant, devant Amiens, en 1597, Henri IV prit une décision qui était bien dans son caractère : les soldats de l’infanterie qui, chargés de la protection des canons, participaient aux travaux, recevraient désormais une paye supérieure qui leur permettrait, entre autres choses, de s’équiper de l’outillage idoine. Ces travaux seraient payés « à la toise » (nous dirions : à la tâche) et l’on donnerait aux survivants la somme correspondant à la totalité de l’exécution. Ce fut le début d’un changement dans la considération accordée à l’artillerie par le reste de l’armée. Des officiers ayant les connaissances suffisantes furent recrutés facilement dans l’infanterie par le grand maître pour être employés aux travaux de fortification, de franchissement ou de siège. Ainsi se forma, dans l’artillerie, l’embryon de ce qui devait devenir, bien plus tard, la troupe du génie.
Louis XIII, devant Saint-Jean-d’Angély en 1621, décida d’amplifier le geste de son père. Des officiers d’infanterie, limités dans leur carrière au grade de capitaine par la modestie de leurs ressources ou de leur naissance, étudieraient l’attaque et la défense des places. Ils pourraient prétendre à recevoir le brevet d’ingénieur, puis à devenir « commissaires extraordinaires » de l’artillerie. En 1668, il existait déjà 55 de ces ingénieurs brevetés. Certains s’ouvrirent par cette voie l’accès aux plus hautes dignités ; Fabert en est un des plus brillants exemples. Par une sorte de réciprocité, l’accès au commandement était ouvert aux commissaires de l’artillerie et aux ingénieurs « ordinaires ». Henri de Chivre, marquis de la Barre, fut de ceux-là, mourut maréchal de camp en 1638 devant Saint-Omer. Vauban, ingénieur à vingt-deux ans (1655), commissaire général des fortifications (poste créé pour lui) en 1677, fut maréchal de France, en 1703.
L’artillerie commençait à être assimilée aux vieilles armes. Mais les préjugés sont tenaces. Au siège de Bapaume (1641), des officiers des gardes françaises estimaient que Fabert avilissait sa dignité de capitaine aux gardes et d’officier général en s’occupant de travaux d’artillerie. Ils chargèrent son ami Grateloup de le lui dire. Fabert remercia du soin qu’on prenait de son honneur, ajouta que la reconnaissance l’empêchait de diminuer son zèle pour le service du roi et fit observer : « C’est la conduite qu’on me reproche qui m’a élevé aux grades dont je suis honoré... J’ose me flatter que ces travaux, qu’on trouve humiliants, me conduiront aux honneurs militaires les plus élevés... La nuit prochaine, je ferai la descente du fossé ; et, sans avoir égard à la dignité de mes grades, j’attacherai le mineur, je travaillerai moi-même à la galerie, à la chambre de la mine, et j’y mettrai le feu si la garnison refuse de se rendre ». En 1658, Fabert fut maréchal de France.
Depuis la paix de Vervins avec l’Espagne (1598), la diminution des effectifs de l’armée du roi de France avait été sévère ; en 1620, l’effectif entretenu par le roi s’élevait à peine à 12 000 hommes et le volume des moyens de feu avait varié dans le même sens. La guerre de Trente Ans fit porter à 120 000 hommes les effectifs destinés à mettre en œuvre l’ambitieuse politique de Richelieu. Il fut moins facile de trouver du matériel et du personnel pour l’artillerie, et cette politique, des effectifs, fit négliger cette Arme.
On peut cependant signaler la mise au point (avec l’Anglais Malthus, appelé de Hollande où il étudiait cette question) de la bombe creuse chargée de poudre et lancée par mortier. Les artilleurs français avaient déjà fait usage de tels engins, notamment au siège de La Mothe en Lorraine en 1634 et à celui de Dôle en 1636 ; mais ils voulaient profiter des rares progrès faits dans les armées étrangères dans les domaines technique et tactique.
En Hollande, sous Maurice de Nassau (1567-1625), qui avait une formation scientifique, une recherche active avait abouti notamment aux anses de manœuvre sur la volée des bouches à feu ainsi qu’à une certaine interchangeabilité des affûts et des avant-trains entre calibres différents. En Suède, Gustave-Adolphe (1594-1632), à l’école de Maurice de Nassau, forma son armée dans divers conflits avant de l’engager, avec plein succès, dans la guerre de Trente Ans. Très attaché à la mobilité, il avait, en particulier, adopté des pièces de 4 courtes, légères, « à la suédoise », qui pouvaient être traînées facilement à bras d’homme.
De la coordination des opérations suédoises et françaises dans la guerre de Trente Ans, par le comte Wrangel d’abord, par le maréchal de Turenne ensuite (1646-1648), l’artillerie française allait tirer de précieux enseignements ; l’infanterie aussi. Celle-ci comprit que la cadence de tir du mousquet lui permettait de réduire les pertes insupportables que le boulet, maintenant, causait dans ses lignes. Elle renonça aux lignes profondes, passant à 6 rangs avant de passer à 5 (en 1678), puis à 4 (en 1688).
En France, comme dans toute l’Europe, en ce milieu de XVIIe siècle, plus encore que le reste de l’armée, l’artillerie grandit et, avec elle, ses dépenses. La grande maîtrise devint ainsi, tout naturellement, une source magnifique de revenus ; et comme son prestige était immense, elle allait devenir un objectif des favoris de la politique. Elle allait en mourir.
Les pouvoirs commencent progressivement à être retirés au Grand maître de l’artillerie.
Un « ministre d’État » ordonnait maintenant au nom du roi, sauf pour l’exécution du feu dans la bataille. L’organisation du pouvoir évoluait, pas seulement pour l’artillerie d’ailleurs.
Avant le XVIe siècle, les affaires discutées et résolues dans les conseils du roi étaient expédiées par les quatre « clercs du secret ». Ceux-ci étaient devenus en 1547 les « secrétaires d’État », chacun d’eux connaissant de tout pour une région. Lorsque, de la simple mission de transcription des décisions selon les bonnes formes, ils étaient passés à la consultation, puis à la participation aux délibérations, il était apparu qu’ils devaient se spécialiser. En 1619, il avait été convenu que l’un d’eux serait seul chargé de l’expédition de tous les ordres relatifs à la guerre, quelle que fut la région concernée.
Cette spécialisation pour les affaires militaires avait été acceptée, non sans peine, grâce à l’habileté et à la ténacité du premier « secrétaire d’État chargé du département de la guerre », François Sublet, seigneur de Noyers. Lorsqu’il se démit de sa charge, en 1643, tout passait déjà par ses mains, et l’accroissement considérable de l’armée royale lui avait donné dans le gouvernement une prépondérance indiscutée.
Son œuvre fut reprise et accentuée par son successeur, Michel Le Tellier (1603-1685), ancien intendant de l’armée d’Italie, qui, pendant vingt-trois ans, sut gérer l’armée sans interférer dans les opérations militaires. Le Tellier associa à ses travaux dès l’âge de quinze ans son fils François Michel. Il le fit remarquer puis agréer par Louis XIV, puis nommer secrétaire d’État en titre à vingt et un ans.
François Michel Le Tellier, bientôt marquis de Louvois, secrétaire d’État en 1662, exerça, à partir de 1668 la charge du département de la guerre ; il succéda officiellement à son père en 1677 quand celui-ci devint chancelier. Membre du conseil du roi à compter de 1672 et, peu après, ministre d’État, Louvois sera d’une étonnante autorité à l’égard des militaires, fussent-ils maréchaux de France... ou grand maître de l’artillerie. Il eut pour cela le plein soutien du souverain, dont il devint le conseiller indispensable grâce à son étonnante puissance de travail et à son intelligence des situations et des hommes. Il devint le conducteur de la guerre. La grande maîtrise de l’artillerie, qui avait si longtemps assumé la logistique des armées (aux vivres près), eut, plus que tous les autres services, à souffrir de sa boulimie de pouvoir. Louvois décidait lui-même du volume et des conditions des marchés d’armements, de poudres, de salpêtre, de métaux, de bois, de charrois..., travaillant directement avec les bureaux de l’Arsenal, avec les fournisseurs et les gens de la finance. Il laissa cependant aux grands maîtres (avec les éléments de prestige et les avantages financiers de leur charge), l’octroi des brevets et des offices, ainsi que la formation des équipages d’artillerie pour chaque campagne. Mais il ne manquait pas de rappeler à l’obéissance à la volonté royale les grands chefs militaires, y compris le maréchal de France, grand maître et capitaine général de l’artillerie. Le duc d’Humières s’étant mal soumis à une grâce accordée par le roi à un officier qu’il avait mis aux arrêts, Louvois lui écrivit (12 mars 1674) qu’il devait « avoir l’esprit soumis pour les ordres de son maître », ajoutant : « Loin de trouver à dire à la grâce qu’il a bien voulu faire audit sieur de Muret, vous deviez en témoigner de la joie, quand bien même il aurait plus de tort. »
Le transfert du pouvoir était vraiment réalisé. La grande maîtrise de l’artillerie n’était plus guère qu’une charge apportant son prestige à des favorisés du roi.
[1] Mais les recherches que, pensant à l’artillerie, Richelieu provoqua sur la métallurgie, la chimie et la balistique allaient être exploitées sous Louis XIV.