Article de Jean-Pierre Bariller, à partir d’extraits de l’"Histoire de l’Artillerie française" de Michel Lombarès - Charles-Lavauzelle (1984)
En plus de ce qui restait, par tradition, de l’armée féodale, [1]Louis XI - moins assuré dans la force que dans la ruse - voulait avoir une armée forte et sûre.
Par le traité de 1474, les Suisses s’étaient engagés à fournir au roi de France des mercenaires dont la réputation comme fantassins était notoire. En 1477, Louis XI décida de baser sur eux la réorganisation de son infanterie. Il le fit en 1479. Il conserverait seulement 800 francs archers choisis sur les 16 000 qu’il pouvait exiger des paroisses ; mais celles-ci lui verseraient désormais une « taille » trois fois plus forte, qui permettrait de financer cette solution coûteuse. Voulant profiter de ces ressources nouvelles pour se donner une artillerie moderne, il se fit donner ce supplément de « taille » par les États généraux pour « la conduite et l’entraînement des gens de guerre à pied et artillerie ordonnés, au lieu des francs archers, pour la garde et défense du « camp » nouvellement ordonné par le roi pour tenir frontière à l’encontre de ses adversaires ».
Ce camp fut nommé « camp de paix » parce que la force qui allait en résulter devait assurer une dissuasion contre toute menace sur les agrandissements récents du royaume.
Il fut installé, à partir du 15 juin 1481, dans la vallée du Pont-de-l’Arche, entre Rouen et Louviers. Là furent réunis 9 000 cavaliers et 15 000 fantassins avec, comme instructeurs pendant quelques mois, 6 000 de ces Suisses qui, à Granson (1476), venaient de vaincre le puissant duc de Bourgogne : Charles le Téméraire.
On y trouvait tout le matériel nécessaire : armes, tentes, charrettes, chevaux, etc. Il n’était pas encore question, en ce temps, de régiments constitués ni même de groupements sur un quelconque modèle. Une armée était formée par la juxtaposition de bandes d’importance et de natures très diverses recrutées par leur chef. Ce furent donc des bandes qui se rassemblèrent à Pont-de-l’Arche.
Lorsqu’elles furent instruites, Louis XI (pour assurer la protection des provinces que le traité d’Arras, du 23 décembre 1482, venait de lui donner) en envoya une partie en Picardie et en Artois. L’Histoire les connaît sous le nom de « bandes de Picardie ».
L’artillerie, pour sa part, avait rassemblé, au camp de Pont-de-l’Arche, 2500 ouvriers de tous les métiers qui l’intéressaient. Certains de ces ouvriers avaient été fournis directement par les villes ; d’autres avaient été pêchés par priorité parmi les ouvriers qui se trouvaient dans les bandes recrutées pour l’infanterie.
Ainsi furent formées les « bandes de pionniers », de gens de pied, couramment appelées les « bandes de l’artillerie ». Elles étaient destinées à former des auxiliaires de toutes sortes pour les maîtres d’artillerie.
Ceux de ces « pionniers » qui avaient été fournis par une ville étaient généralement arrivés au camp revêtus d’une livrée caractéristique de cette ville. De plus, comme il était courant à cette époque pour les artisans et leurs compagnons, fiers de leur métier, leur vêtement était agrémenté d’une figure distinctive de ce métier. [2]
En prévision de ces dépenses, dès 1479, une Ordonnance de Louis XI avait décidé de lever, dans tout le royaume, 220 000 livres pour le « paiement des gens, chevaux et chariots qui mèneront et conduiront les bâtons (armes), poudres, boulets de fer, pierres, pics, pelles et autres choses nécessaires pour le fait de notre artillerie, que nous avons ordonné être menée en l’armée où nous avons délibéré aller présentement en personne. Et aussi, pour le paiement des pionniers, charpentiers, maçons, chargeurs, déchargeurs et autres qui viendront en ladite armée, commet (charge de mission) Pierre Fauchet, clerc des offices de son hôtel, à la rentrée de ces deniers spéciaux. [3]
Pendant près de trois ans, les pionniers ainsi rassemblés au camp du Pont-de-l’Arche furent instruits, entraînés et perfectionnés dans tous les travaux relevant de l’artillerie : armes, retranchements. ponts, mines, charrois, etc.
Les « bandes de l’artillerie » du camp ne furent pas maintenues, comme le furent celles de l’infanterie. Mais, parmi ces ouvriers perfectionnés dans leur métier et instruits dans des techniques nouvelles, certains furent recrutés pour l’artillerie royale, notamment pour ces « Gardes d’artillerie » qui avaient été créés par les frères Bureau et qui allaient se développer, seulement avec ce personnel, pour la garde, l’entretien et la gestion du matériel. [4]
Il est toujours difficile de se rendre compte de l’état de l’artillerie dans une époque dont les chroniqueurs ne s’intéressaient pas aux précisions sur les matériels. Du moins, pour 1495 (les guerres d’Italie sont commencées), l’un d’eux donne des renseignements sur les effectifs : 300 canonniers, 600 charpentiers, 200 maîtres experts pour « acoustrer » l’artillerie, 6 200 pionniers, plus 1 100 maîtres charbonniers pour la confection de la poudre, 200 cordiers, 4 120 charretiers.
Une telle artillerie et les conditions nouvelles de son emploi en raison de sa mobilité ne pouvaient plus se contenter de l’organisation sommaire basée sur un simple groupement des maîtres d’artillerie dirigeant leur personnel. Et puis, en raison des distances accrues par suite de l’extension du royaume, la direction générale de l’artillerie avait besoin d’être démultipliée.
Or, on l’a vu, depuis la réforme de 1469 de Louis XI, l’armée royale s’organisait sur la base d’une division du royaume en quatre parties. Quatre maîtres d’artillerie étaient devenus les chefs de quatre « bandes » affectées au service de l’artillerie.
A ces quatre bandes, d’autres viendront s’ajouter :
Ces bandes d’artillerie n’étaient pas des régiments organisés ; du moins, comme toutes les bandes, elles étaient commandées. Il reste à définir le commandement supérieur.
La charge de maître d’artillerie du Louvre entraînait maintenant, par tradition, celle de Maître général de l’artillerie du roi. Mais cet ensemble inorganisé était incohérent, sauf lorsqu’il était confié à une personnalité assez forte pour être incontestée. Le maître général ne pouvait même plus s’appuyer sur le Grand maître des arbalétriers, dont l’autorité s’était beaucoup affaiblie en raison du recul des arbalètes devant les armes à feu et qui allait pratiquement disparaître en 1461.
En 1469, à la mort de Gaspard Bureau, qui avait été longtemps le chef incontesté de l’artillerie du roi, la maîtrise de l’artillerie du Louvre (avec, donc, la maîtrise générale) avait été donnée par Louis XI à Hélion de Groing, seigneur de la Motte-au-Groing. La suprématie de ce dernier avait été aussitôt contestée par un autre maître d’artillerie, celui de la Rochelle, Gobert Cadiot, personnage qui, lui aussi, avait largement dépassé le stade artisanal : il était échevin de sa ville et receveur de la traite des blés et vins de Saintonge. Louis XI, toujours habile, trouva dans ce qui restait de la féodalité une solution à ce conflit.
Le 31 janvier 1470, un grand seigneur, Louis, sire de Crussol, de Beaudisné, de Lévis et de Florensac, fut « commis au gouvernement de toutes les artilleries ». Celui-là, en raison de sa naissance, n’était pas contestable. Il ne fut pas contesté, et lorsque, en 1472, Hélion de la Motte abandonna sa charge de Paris, elle fut donnée, le 31 mai, à Gobert Cadiot. Dès lors, la mission du sire de Crussol, n’avait plus de raison d’être. Il se retira.
Gobert Cadiot sera tué, en 1473, au siège de Lectoure, la capitale de l’Armagnac, d’un boulet de « serpentine ». Il sera remplacé successivement comme maître général, par Guillaume Bournel de Lambercourt (15 août 1473), Jean Cholet de la Choletière (7 décembre 1477), Guillaume Picard, seigneur d’Estelang et de Bourgachard (3 octobre 1479), en intérim, et par Jacques Richard de Genouillac, seigneur de Brussac, surnommé Galiot, qui, lui, fut nommé « maître visiteur et général réformateur de l’artillerie en France » (5 décembre 1479). C’est lui qui dirigea l’instruction des « bandes d’artillerie » du Pont-de-l’Arche.
Lorsque Charles VIII succéda à son père, il poursuivit, avec Galiot, l’organisation de son artillerie.
Envisageant la conquête du duché de Milan, auquel il avait quelques droits, il travailla à s’en donner les moyens, particulièrement en artillerie avec un matériel moderne mais aussi avec un personnel de haute qualité. Le recrutement d’officiers de l’artillerie et de canonniers fut facilité par des privilèges octroyés par lettres patentes du 12 mai 1484 et par des salaires en conséquence.
Lorsque, dix ans plus tard, Charles VIII partit pour l’Italie, il avait la plus formidable artillerie jamais rassemblée : 140 bouches à feu en bronze. Ses 104 coulevrines de calibres 16 et 8, et ses 36 canons de 32 livres de calibre montés sur de beaux affûts à roues, traînés par de magnifiques chevaux et servis par un personnel d’élite, firent l’admiration des Italiens, dont l’artillerie vétuste était traînée par des bœufs. [6] Ainsi, leurs canons semant la terreur [7] (car une telle masse de moyens si coûteux ne pouvait qu’être irrésistible), les Français arrivèrent jusqu’à Naples avec peu de combats (qui n’étaient d’ailleurs que des escarmouches) et beaucoup d’entrées triomphales dans les villes, en particulier à Rome. On comprend que cette expédition faite, comme le précise l’historien Lavisse, avec « force courtisanes », ait été appelée : « le voyage de Naples ».
Mais cette conquête rapide, trop profonde, trop inquiétante pour les autres, provoqua la création d’une ligue contre le roi de France, et Charles VIII dut abandonner l’Italie, passant difficilement à Fornoue (5-7-1495), où l’artillerie française se consacra, avec succès, à la contre-batterie.
[1] Louis XI avait à sa disposition les quatre légions de 4 000 francs archers. Ce n’était qu’une milice, qui se rassemblait seulement en cas de guerre (ou pour un exercice de quelques heures), qui était mal payée, qui se payait elle-même en pillant, qui ne pouvait donc pas avoir de discipline et, donc, pas de qualité. Elle était d’ailleurs impopulaire.
[2] par exemple : une hache brodée dans le dos pour un charpentier, une roue pour un charron, etc. Les canonniers venus de Lille (leur ville n’appartenait pas encore au royaume de France, mais ils venaient y travailler) portaient, en 1480, un vêtement mi-parti blanc et sanguin, avec une croix de Saint-André de drap bleu sur chaque partie. En 1481, ils portaient un pourpoint de drap noir avec une croix de Saint-André vert clair ; et en 1483 ils auront, les premiers, un vêtement uniforme, caractéristique de leur nouveau rôle, en « drap roset avec la brochure d’une coulevrine et d’une fleur de lis ».
[3] De ces deniers, Pierre Fauchet sera tenu de payer sur la montre (présentation) que le conseiller et maître des requêtes Pierre Durand fera des hommes et des chevaux. Quant à ce qui regarde l’extraordinaire (la réserve) de cette artillerie, comme charpenterie, ferronnerie, cordage, déchargeurs, il paiera sur la certification de mon ami et féal conseiller et maître général de mon artillerie, le sire de la Cholette... ». Il s’agit évidemment de Jean Cholet de la Choletière, le maître général de l’artillerie du roi.
[4] Les autres ouvriers ainsi formés revinrent dans leurs pays d’origine ; ils y furent un ferment d’une qualité exceptionnelle pour une industrie qui était encore artisanale mais qui allait ainsi se développer et permettre la création de cette artillerie à la pointe du progrès dont Louis XI et ses successeurs avaient compris qu’elle allait désormais être, pour les souverains, l’ultima ratio. Un contemporain a pu écrire que Louis XI laissa « trois trésors » , dont l’un était « qu’il était garni d’un gros et merveilleux nombre d’artillerie, et de l’équipage qu’il fallait, plus que jamais ne l’avait été un roi avant lui ».
[5] Oncle du futur Grand maître de l’artillerie
[6] L’un d’eux, Paolo Giovi, notera tout particulièrement la faveur dont bénéficiaient ces artilleurs : « Les Français ont une grande considération pour les maîtres d’artillerie et pour les canonniers. Ils leur donnent de grosses payes et ils ont organisé dans toute la France un grand nombre de jeunes gens qui s’adonnent avec zèle à cet art et, peu à peu, acquièrent le grade et la solde de leurs anciens ».
[7] Comme l’a raconté Francesco Guicciardini dans son Histoire des Guerres d’Italie, 1738.