Article de Jean-Pierre Bariller, à partir d’extraits de l’"Histoire de l’Artillerie française" de Michel Lombarès - Charles-Lavauzelle (1984)
Dès le début du XVè siècle, les corporations d’artillerie de France commencent à se soumettre - ou à être soumises - à des règles, et les matériels doivent commencer à respecter des gabarits.
En août 1411, des ordonnances royales décident que pour exercer le métier d’artilleur, il faudra avoir été reçu "maître" et que des visiteurs (inspecteurs) le vérifieront. Pour aider les maîtres d’artillerie à recruter, former et entrainer des aides compétents (fondeurs, poudriers, canonniers etc.), des privilèges leur sont accordés. Pour une opération des forces royales, les maîtres d’artillerie embauchent des renforts, spécialistes ou simples "manouvriers". La paye de ce personnel est variable selon le rôle et la qualification de l’individu.
En cas de besoin, on emprunte des matériels aux villes. Le roi prend dans son château les moyens dont il dispose , notamment les grosses bouches à feu en raison de leur efficacité contre les murailles, pièces rares donc chères.
Le maître d’artillerie doit gérer tout cela en plus de son rôle technique. Il a des comptes à tenir : en opérations il certifie les quittances envoyées aux payeurs des armées, des dépenses qu’il engage, comme les journées de travail des travailleurs utilisés pour le transport (conducteurs et attelages), au cours du siège (charpentiers, forgerons, charrons,...) et pour les travaux (mineurs, pionniers, pontonniers...) ; car tout ce personnel vit une vie différente de celle du reste de l’armée.
Des signes distinctifs font leur apparition : au combat, le maître d’artillerie avait souvent un casque et une cuirasse, qui marquaient son rôle de maître ; comme beaucoup d’artisans, les artilleurs avaient un signe distinctif de leur métier : au siège d’Orléans en 1429, les canonniers de cette ville portaient une "huque" (mantelet flottant à courtes manches) de couleur "pers" (bleu violacé) avec une croix de tissu blanc sur la poitrine, la croix des "Armagnacs", le parti qui avait pour chef le dauphin révolté.
Ainsi peu à peu, l’artillerie du roi s’organise. Arrivent les frères Bureau qui vont apporter au roi Charles VII, à leur façon, la victoire à l’issue d’une longue guerre : la Guerre de Cent Ans.
En même temps qu’elle se perfectionnait, se développait et se normalisait, l’artillerie française s’organisait, avec les frères Bureau, dans le cadre de la réforme générale par laquelle Charles VII se donnait une armée capable d’achever la conquête des terres qu’il convoitait.
Sans renoncer à utiliser le ban et l’arrière-ban, le roi arrachait son armée à ce système féodal périmé dont les boulets de fer de l’artillerie sonnaient maintenant le glas tant sur les cuirasses des chevaliers que sur les murailles des châteaux forts. Jean Bureau, l’artilleur conseiller du roi, n’a pu que jouer, dans cette œuvre, un rôle de premier plan.
Charles VII avait obtenu, des États réunis à Orléans en 1438, les moyens financiers d’entretenir 1 500 « lances » [1]. Par ordonnance du 2 novembre 1439, il avait rendu permanente la perception de cette taxe. Ce fut la « taille perpétuelle », base d’une armée royale permanente.
Profitant d’une trêve, il créa en 1444 les compagnies des gens d’armes des ordonnances du Roy (à 100 lances) et, en 1448, la milice des francs archers : un archer armé et entraîné fourni par chaque paroisse (50 feux environ) et devant répondre, pour quatre francs par mois, à tout appel du roi [2].
Dans cette réforme l’artillerie eut sa large part. Le royaume était divisé en quatre parties, deux au nord de la Loire et deux au sud, formant, chacune, d’une part une légion de 4000 francs archers, d’autre part un département d’artillerie avec, à sa tête, un directeur.
Le héraut Berry, dans ses Chroniques de Charles VII, a pu écrire que ce roi a eu « le plus grand nombre de grosses bombardes, de gros canons, de veuglaires, de serpentines, de crapaudins, de ribaudequins et de coulevrines qu’il n’est de mémoire d’homme qui jamais vit à roi chrétien si grande artillerie ni si bien garnie de poudres, de manteaux et de toutes autres choses pour approcher et prendre châteaux et villes... ».
De cette énorme artillerie, malheureusement, les précisions sont presque inexistantes. D’autres documents permettent, du moins, de se faire une idée de la progression de l’artillerie au temps des frères Bureau.
A la Bastille on trouvait :
A la mort des frères Bureau, le nombre total des canons de « l’artillerie du roi » devait être analogue à celui qu’on a pu relever dans l’ensemble des places vers la fin du siècle : 370 pièces de toutes natures. Des pièces nouvelles avaient été réalisées ; mais beaucoup d’autres, usées ou démodées, avaient été déclassées, d’autant plus que l’artisanat renaissant avait besoin de fer.
Quant aux effectifs de l’artillerie royale au milieu du siècle, ils dépassaient, en 1450, le nombre de 3 000 pour une armée de 50 000 hommes environ, dont 15 000 seulement de troupes permanentes. [3]
Lorsque le roi monte une expédition pour aller assiéger une place ou une forteresse, il renforce souvent son artillerie avec du personnel et du matériel prélevés dans ses châteaux ou empruntés à des villes, parfois simplement pour éviter des longs transports.
Le service des pièces en guerre - comme tous les autres travaux relevant de l’artillerie - continue à se faire avec son personnel spécialisé complété par des auxiliaires recrutés selon les besoins : charpentiers, charrons, faux-taupins, tailleurs de pierre (plus tard fondeurs de boulets ou de plombées), serruriers (réparation de tout ce qui est en fer), tonneliers (entretien des barils à poudre), et simples « manouvriers ». Tous ces hommes sont « payés de jour en jour ».
Lorsqu’on arrive sur le terrain du siège on peut aussi utiliser des paysans requis, en particulier pour les terrassements. Mais surtout, pour aider les canonniers dans le service des pièces, on a les hommes qui ont été chargés de l’escorte et qui assurent la défense rapprochée des précieux canons.
En attendant qu’on ouvre le feu, tous ces auxiliaires creusent des tranchées d’approche ou parallèles aux remparts ; ils font des gabions et des fascines ; ils travaillent à construire quelque pont ou à creuser une galerie de mine. Ils seront, avec leurs « maîtres », à l’origine de ces pontonniers et sapeurs qui, plus imprégnés de techniques que ceux de l’infanterie (chargés de travaux plus simples), se spécialiseront pour former, beaucoup plus tard, avec les sapeurs de l’infanterie, l’arme nouvelle du Génie.
Tout cela avait besoin d’être organisé.
On l’a vu, dès le milieu du XIVe siècle, un des maîtres d’artillerie (normalement celui du Louvre) pouvait recevoir un titre comme « maître général et visiteur » qui lui donnait une certaine autorité sur les autres.
Mais l’organisation de cette artillerie n’était pas claire. Elle trouvait mal sa place dans le vieux cadre de l’armée féodale. Officiellement, elle relevait du Grand maître des arbalétriers ; mais la qualification technique des artilleurs leur laissait une inévitable indépendance, d’autant plus que, l’artillerie ne cessant de se développer, celui qui en avait la responsabilité directe prenait de plus en plus de poids. Il en résultait un conflit permanent de naissance et de connaissances entre le Grand maître des arbalétriers et le « maître général » de l’artillerie royale.
Il y avait, d’ailleurs, aussi conflit d’autorité entre ce grand maître et les maréchaux de France jaloux de leurs attributions sur toutes les forces armées royales. En 1411, les maréchaux étaient arrivés à se faire donner un certain contrôle sur l’ensemble de l’artillerie du roi. Puis, en 1412, une ordonnance avait partagé ce rôle entre les maréchaux et le Grand maître des arbalétriers... conjointement. Placés sous ce double contrôle, les artilleurs n’en étaient que plus indépendants.
En raison de l’importance prise par l’artillerie, en raison, aussi, des dimensions prises par le royaume, énormes par rapport aux moyens de déplacement (et donc de transmissions) de l’époque, il apparut que le roi devait décentraliser l’organisation de son artillerie. A cet effet il délégua des pouvoirs en donnant des commissions.
Un commis à l’artillerie pouvait être désigné pour une région éloignée, en particulier pour une province que sa conquête récente mettait dans une situation particulière ou qu’on espérait conquérir. Ainsi, le 7 janvier 1422, Pierre Caresme, maître d’artillerie en Languedoc, fut « commis au fait et gouvernement de l’artillerie pour le Languedoc et la Guyenne ». D’autres commissions étaient données, par le roi ou par le maître de son artillerie, pour la durée d’une campagne ou d’une opération.
Un commis à l’artillerie avait un très important rôle de gestionnaire, car l’artillerie, dont les dépenses étaient très importantes, n’avait pas du tout, de ce point de vue, le même régime que le reste de l’armée.
Pour les sièges de Meaux et de Pontoise, pour les campagnes de Normandie et de Guyenne, Jean Bureau sera commis à l’artillerie par le roi. Pendant que Jean dirigera l’artillerie devant Bordeaux, Gaspard « mènera » celle des sièges secondaires. « Mener l’artillerie », ce n’était pas seulement la conduire, c’était la commander. Mais ce dernier mot n’est peut-être pas approprié, s’agissant d’artisans et d’ouvriers qui ne se considéraient pas comme des combattants.
C’est l’artillerie ainsi organisée qui a aidé le roi à reconquérir son royaume. La Bataille de Castillon, première victoire de l’artillerie française, marque la fin de ce combat et met fin à la Guerre de Cent Ans (1337-1453).
Une mutation importante de l’artillerie va suivre dans son emploi. Elle ne se limitera plus aux sièges et à la défense des places-fortes, mais participera aussi à la bataille et marchera avec les armées. Cette évolution ne se fera qu’après le règne de Louis XI (1461-1483). Sous son règne, l’armée féodale va se réformer pour devenir une armée forte et sûre.
[1] De, chacune, un homme d’armes, trois archers, un coutilier et un page, tous à cheval.
[2] Ils étaient francs de « taille » (d’où leur nom) puisque, comme la noblesse, ils devaient au roi, en cas de besoin, le service de leur personne.
[3] Les permanents de l’artillerie du roi, c’étaient ses « maîtres d’artillerie », ses « canonniers » (Louis XI en soldera une centaine en 1474) et les nombreux ouvriers, moins spécialisés mais confirmés, qui travaillaient dans les artilleries royales.