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L’article qui suit, publié sous le titre "Comment ne pas adopter une innovation militaire essentielle", est du Colonel (er) Michel Goya, en date du 16 novembre 2017 ; et pourtant tellement d’actualité, voire même génétique...
Il est extrait, résumé et adapté de son livre L’invention de la guerre moderne, (ou La chair et l’acier), Tallandier.

Entre le début du XXe siècle et 1914, la France se trouve incapable de doter son armée d’une artillerie lourde moderne et puissante. C’est un ratage qui va avoir de très lourdes conséquences sur les opérations de la Grande guerre et partant sur l’avenir même du pays. Comment l’expliquer ?

Les choses étaient pourtant claires. On a bien vu les Allemands expérimenter dès 1900 des pièces lourdes dans les grandes manœuvres. On sait que, dès 1902, ils commencent à se doter d’obusiers (à tir courbe donc mais pas autant qu’un mortier) capables d’envoyer des obus de 150 mm, puis de 105 à partir de 1909, jusqu’à 7 km, là où notre 75 mm ne tire, en tir direct, que jusqu’à 4 km. On ne fait pourtant rien.

Dans les faits, l’idée de création d’une artillerie lourde de campagne existe depuis longtemps. Les propositions chez les officiers et les industriels se sont même multipliés après les retours d’expérience des guerres de l’époque, en particulier celle de Mandchourie en 1904-1905. Mais avec l’éclatement des centres de décision, les choses n’avancent guère. Afin de mieux contrôler les militaires (à qui, pour mémoire, on a retiré le droit de vote), l’autorité civile a bien séparé la gestion organique des choses qui est l’affaire de l’état-major des armées, la conduite future des armées (constituées à la mobilisation) qui est attribuée un collège de généraux réunis en attente dans un Conseil supérieur de la guerre (CSG) au rôle consultatif, et les question de doctrine et d’équipement prérogatives des directions d’armes réunies au ministère. Le tout est chapeauté par un ministre souvent éphémère. Dans ces conditions, un projet lourd et à long terme ne peut être engagé que lorsque tout le monde est d’accord et que les finances suivent.

Or, pour commencer tout le monde n’est pas d’accord. Le CSG se prononce pour la mise à l’étude d’un obusier mobile de 120 mm. L’état-major de l’armée de son côté penche pour le 155 CTR (court à tir rapide) du colonel Rimailho. En revanche, la direction de l’artillerie et sa section technique, le cours tactique de l’Ecole supérieure de guerre (ESG), le Cours pratique de tir de Mailly (l’« école d’application ») sont beaucoup plus réticents. Il est vrai aussi que dans le climat de suspicion qui règne avec l’arrivée des Radicaux au pouvoir, l’artillerie a vu ses généraux à forte personnalité remplacés par des officiers plus politiques mais souvent beaucoup moins compétents techniquement. Il leur est donc difficile de s’imposer face à tout un archipel de bureaux d’études assez autonomes de la hiérarchie mais aussi sans relation avec la grande industrie. Pour le général Herr,

  • aucune conception d’ensemble d’un système cohérent d’artillerie avec toute la gamme de matériels qu’il comporte ne venait orienter les esprits vers un but commun, servir de lien aux études fragmentaires entreprises çà et là, coordonner les efforts individuels [...] depuis la mise au point du « 75 » aux ateliers de Puteaux (1897), rien de complet n’est sorti des études des ateliers de l’artillerie.

L’époque, où l’illusion d’une longue paix en Europe est générale, est aussi à la réduction des budgets, « dividendes de la paix » avant l’heure. En 1901, le Parlement accorde 60 millions de francs aux armées pour l’ensemble de ses achats d’équipements, puis ces crédits, presque toujours en décalage avec ce qui est demandé par l’armée, déclinent régulièrement jusqu’à 23 millions en 1907 pour remonter ensuite jusqu’à 84 millions et connaître une poussée soudaine à 119 millions en 1913, à un an seulement de la guerre. Le développement de l’artillerie lourde de campagne allemande correspond au creux des crédits d’équipement en France mais qui restent plus soutenus en Allemagne, pays alors nettement plus riche. De plus, ces crédits échappent souvent aux chefs opérationnels et aux hommes en charge de la doctrine, même après les réformes de 1911. Ils sont en fait souvent gérés directement par le ministre en relation avec la direction du contrôle général, spécialiste des questions de technique budgétaire mais souvent coupée des réalités opérationnelles. En associant le caractère éphémère et politique des décisions d’un ministre, souvent limitées à un exercice budgétaire, et des procédures que l’on qualifierait aujourd’hui de très « technocratiques », on aboutit à une gestion à court terme particulièrement désastreuse pour les projets coûteux et complexes.

Il résulte de ce cloisonnement et de cette complexité bureaucratique une lenteur considérable dans les développements des innovations. Le colonel Alexandre raconte qu’en 1898 à Briançon, il découvre que les Italiens parviennent à tirer les pièces de gros calibre en montagne grâce à une simple ceinture (cingoli) articulée de larges plateaux de bois entourant les jantes des roues. Le gouverneur de Briançon fait fabriquer et tester une paire de ces cingolis (d’un coût situé entre 600 et 800 francs) et Alexandre adresse un rapport complet à la direction de l’artillerie. Huit ans plus tard, à Bourges, il assiste à des tirs en compagnie du président du comité d’artillerie. A l’issue, on lui montre une pièce de 155 mm avec un nouveau dispositif pour ceinturer les roues, un projet venu de Briançon et qui a été redécouvert dans les cartons après une spectaculaire manœuvre en montagne des Autrichiens, employant un dispositif similaire.

En conséquence de cette confusion et du manque de ressources, les différents courants de pensée au sein de l’artillerie se déchirent. L’artillerie lourde n’existant pas, ses premiers défenseurs sont ceux qui en sont les plus proches et ils viennent de l’artillerie « à pied », c’est-à-dire l’artillerie lourde de forteresse ou de siège, qui plus alors est la branche la moins prestigieuse de l’arme. Les hommes en pointe, ceux qui ont les mérites et les promotions, servent alors le 75 dans l’artillerie de campagne. Adeptes de la mobilité, ils arguent du ralentissement qui serait occasionné par la logistique nécessaire à ces pièces. La multiplication des calibres compliquerait également les choses. Pour le général Percin, « On finirait par avoir, comme eux [Les Allemands], du canon léger, de l’obusier léger, du canon lourd et du mortier. Or, nous avons assez d’artillerie ; nous en avons plutôt trop ». Plus sérieusement, l’observation se faisant uniquement à la vue, on estime utopique de tirer au-delà de quatre kilomètres, zone dans laquelle le 75 mm est très efficace. La solution proposée par certains d’utiliser des observateurs avancés, à pied ou en aéroplanes, qui puissent communiquer leurs observations à des batteries éloignées se heurte au scepticisme. Le centre d’aviation d’artillerie de Vincennes, dirigé par Estienne, est fermé en 1912 après deux ans d’existence et les crédits pour une dotation conséquente en matériel téléphonique ne sont votés qu’en juillet 1914. On estime également que les obus lourds ne sont pas assez précis et puissants pour être efficaces contre les abris. Percin, encore lui, est très véhément sur le sujet, quelques mois seulement avant la guerre : « Je ne crois, ni aux effets destructeurs des gros calibres, ni à l’utilité que présenteraient ces effets si on pouvait les réaliser sur le champ de bataille. Le règlement de 1910 ne paraît pas y croire plus que moi ».

Surtout, l’artillerie lourde paraît contradictoire avec la doctrine opérationnelle qui met l’accent sur la mobilité, l’agressivité de l’infanterie et son appui direct par l’artillerie. Les doctrinaires luttent donc pour arracher les artilleurs à leur tendance naturelle « séparatiste » qui privilégie la lutte contre l’artillerie adverse, rôle premier de l’artillerie lourde, et l’autonomie dans le choix des objectifs. Ils veulent une concentration maximale des feux pour aider l’infanterie dans sa marche en avant et pour cela, ils n’hésitent pas à supprimer toutes les autres missions, ce que résume parfaitement Grandmaison :

  • Il est impossible d’envisager le combat de l’artillerie indépendamment de celui de l’infanterie. Il n’y a qu’un combat, où chaque arme joue son rôle en vue du but commun. Attaquer, c’est avancer. L’infanterie doit savoir qu’elle a besoin pour avancer du secours de son artillerie ; mais l’artillerie doit ne pas ignorer que sa tâche au combat se résume en ceci : aider par son feu le mouvement en avant de son infanterie. Quand elle travaille pour son compte et non pas dans le but immédiat et direct d’aider l’infanterie, son action est sans valeur.

Dans ce cas, l’artillerie lourde détourne inutilement des ressources rares et pour Percin, une dernière fois, « s’il plaisait aux Allemands d’augmenter encore le nombre des canons de leur corps d’armée, il faudrait s’en réjouir et non les imiter ». Selon lui, dans une guerre de mouvement et avec l’obligation de trouver de grands champs d’observation, les batteries de 105 mm et de 150 mm allemandes, n’auraient pas le temps de choisir des emplacements convenables et constitueraient des cibles faciles pour les 75.

Après des années d’immobilisme, le Parlement relance le débat à l’occasion de la discussion du budget de 1910 et conclut qu’il est finalement urgent de faire de l’artillerie lourde. L’année suivante, devant les lenteurs de la réponse de la direction de l’artillerie, le gouvernement nomme le général Mengin comme nouveau directeur et crée une « Commission des nouveaux matériels », présidée par le général Lamothe. En octobre 1911, cette commission présente le cahier des charges pour un obusier de campagne et un canon long (tir à 12-13 kilomètres). Devant l’urgence de la situation, elle propose de faire de la construction de ces matériels l’objet d’un concours auquel l’industrie privée est admise à prendre part avec les établissements de l’Etat. En février 1912, les Ateliers d’Etat de Puteaux présentent deux matériels, et un mois plus tard, la société Schneider propose un obusier de 105 mm, construit pour la Bulgarie, et un canon long (106,7 mm, devenu ensuite 105 L) construit pour la Russie. Ces deux derniers matériels répondent au cahier des charges et la commission Lamothe demande à ce qu’ils soient testés pendant les grandes manœuvres et, pour le 105 mm, par la Commission d’études pratiques de tir d’artillerie de campagne de Mailly. Celle-ci traîne des pieds. Elle privilégie plutôt l’emploi de la « plaquette Malandrin », une rondelle rigide qui, placée sur l’ogive de l’obus de 75mm, le freine et augmente son angle de chute. Ce procédé, qui présente l’avantage d’être peu coûteux et disponible immédiatement (tout en s’avérant désastreux), séduit les parlementaires. Joffre, nouveau chef d’état-major aux pouvoirs élargis, passe outre et met en commande immédiate 200 pièces de 105 L. Les délais administratifs et le manque de souplesse de Schneider ne permettent cependant de disposer que de quelques exemplaires de 105 C et des 105 L en août 1914. Dans l’urgence, on étudie aussi la possibilité de modifier les modèles anciens de Bange utilisés dans les forteresses pour leur donner plus de mobilité et faciliter leur mise en batterie.

Avec les matériels disponibles on s’efforce néanmoins de créer des unités d’artillerie lourde de campagne, mais après le problème du matériel se pose celui du personnel. Joffre propose de les prendre dans les batteries de côtes, moins utiles depuis l’alliance avec la Grande-Bretagne. Cette proposition provoque pourtant une levée de boucliers chez les élus concernés, et donc chez les parlementaires, soutenus par certains généraux en retraite, anciens inspecteurs des côtes ou adjoints des ports militaires. Le problème n’est finalement résolu qu’avec l’augmentation des effectifs consécutive à celle de la durée de service à partir de 1913. Cinq régiments sont finalement formés en avril 1914. L’ensemble comprend environ 120 canons 120L de Bange déjà anciens (portant à 9 km), 84 mortiers 120 C Bacquet produits par la société Creusot, mais à tir trop lent et peu puissant, et surtout une centaine de 155 Court à tir rapide Rimailho modernes, puissants, assez mobiles mais de portée un peu faible (6 kilomètres). En face, les Allemands ont 2 000 canons lourds qui vont faire des ravages.

A l’automne 1914, après plusieurs mois de combat, le colonel Alexandre, alors officier de liaison du GQG auprès de la Ve armée, rencontre le colonel Besse, ancien membre de la commission de tir de l’artillerie de campagne et professeur à l’ESG :

«  Croyez-vous maintenant à l’artillerie lourde ?

-  Pas encore ! »

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