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1914-1918 : La redécouverte de l’artillerie
 

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Le texte proposé est extrait de la thèse de doctorat en histoire du lieutenant-colonel Michel Goya [1], sur "Le processus d’évolution tactique de l’armée française de 1871 à 1918" - 2ème partie : "Le chemin de la Victoire" -, avec l’autorisation de son auteur.

La redécouverte de l’artillerie

Très vite, il apparaît que la conception d’emploi de l’artillerie (appui de l’infanterie et neutralisation des seules batteries allemandes visibles) est trop limitative et d’une application difficile. Harcelée par les pièces lourdes allemandes d’une allonge supérieure, en décalage fréquent avec des fantassins trop pressés et avec qui les possibilités de transmissions sont limitées, l’artillerie a les plus grandes difficultés à appuyer les attaques face à des ennemis souvent camouflés. Laissés à eux-mêmes, les artilleurs préfèrent alors bien souvent tirer sur les objectifs visibles, au mépris parfois de la manœuvre d’ensemble. Pour remédier à ces problèmes, l’artillerie s’efforce d’améliorer la coordination avec l’infanterie et de parvenir à contrebattre des batteries allemandes que l’on ne voit presque jamais. L’évolution demandée nécessite essentiellement un perfectionnement des méthodes tactiques existantes. Elle ne contredit pas les valeurs de l’arme et est facilitée par des rapports nouveaux avec les fantassins, avec qui désormais on vit et on meurt. Elle peut s’appuyer sur un fond professionnel technique remarquable et sur des pertes relativement limitées, qui permettent de constituer et transmettre une mémoire collective tactique là où l’infanterie est contrainte de rééduquer en permanence les vagues de remplaçants. L’artillerie largement sous-estimée dans une doctrine opérationnelle dominée par les Saint-cyriens fantassins possède un grand gisement de ressources non employées.

Les artilleurs commencent par oublier le règlement d’emploi de 1910 et le RSC de 1913 et diversifier leurs missions. En premier lieu, les batteries de campagne ne se contentent plus d’appuyer les assauts, elles les préparent également. Nous avons vu que le règlement de 1913 a tenu une demi-journée à la 13e DI. Deux semaines plus tard, le 27 août, le général Castelnau, commandant la IIe armée ordonne que « les gros d’infanterie ne doivent entrer en scène qu’après que toute l’artillerie, protégée par un minimum d’infanterie bien disposée et bien abritée, aura agi sur l’infanterie ennemie . [2] » Pour améliorer la coordination avec l’infanterie, des officiers d’artillerie sont détachés en liaison auprès de l’infanterie et le colonel commandant le régiment d’artillerie divisionnaire devient le conseiller du général laissant à son second le soin d’organiser le tir des batteries. Pour faciliter les ordres et intervenir plus vite, l’artillerie est souvent groupée en masse, parfois en groupement de 30 batteries comme le préconise le général Bro, commandant l’artillerie du 1er corps. A l’imitation des Allemands, ces groupements sont placés le plus en avant possible compte tenu du tir des obusiers ennemis. La méthode consistant à guider les pièces en restant à proximité est remplacée de plus en plus par le guidage à distance. Pour cela, il faut des lignes téléphoniques. Des hommes fouillent tous les bureaux de poste et même les maisons particulières. Un commandant de corps d’armée envoie à Paris un officier acheter tout le matériel téléphonique qu’il pourra trouver [3] . Certains iront même en Suisse. On s’essaie également aux tirs sur zone ou sur des objectifs non vus. Face aux obusiers allemands, on improvise des tirs à longue portée avec enfoncement de la crosse, mode d’action pour lequel on ne s’était jamais entraîné. Le 7 août 1914, une batterie du 2e corps ravage à 5 000 mètres un régiment de cavalerie allemande, bien au delà des tirs pratiqués sur les polygones . A la fin du mois d’août, à la bataille de la Mortagne, le général Gascouin fait tirer à 9500 mètres sur des rassemblements ennemis importants. Il emploie pour cela des obus à balles fusants munis d’ogives spéciales de fusées à longue durée destinés aux tirs contre avions [4] . Le réglage est effectué par trois ballons captifs retirés de places fortes . A ces grandes distances, le réglage aérien devient nécessaire mais les avions disponibles pour l’observation sont rares, quelques commandants d’artillerie de corps d’armée réussissent à s’en faire prêter pour des observateurs formés à la hâte, parfois par précaution avant les hostilités. En pleine bataille de la Marne, le général Herr, commandant l’artillerie du 6e corps d’armée décrit des pièces « camouflées sous des gerbes de blé, d’autres tirant contre des avions grâce au creusement de fosses. Un de nos appareils s’essayait à un réglage contre les mortiers de 210 [5] ». Ce spectacle était inconcevable quelques semaines plus tôt. Le 6 septembre, à Montceau-lès-Provins, grâce aux deux avions démontables qu’il a fait construire lorsqu’il commandait l’école d’aviation de Vincennes, le colonel Estienne, commandant le 22e RAC de la division Pétain parvient à détruire complètement un groupement d’artillerie allemand. Alors que l’on s’attendait à manœuvrer sans cesse, il s’avère que, de plus en plus, les groupes d’artillerie doivent rester en position plusieurs jours de suite. Il faut donc organiser l’occupation permanente des positions de tir, de nuit comme de jour, leur fortification et la coordination avec des éléments de ravitaillement nettement séparés, toutes choses que le règlement de manœuvre de 1910 ne décrit absolument pas. On imite donc les instructions personnelles de certains chefs d’artillerie prévoyants [6] .

Le haut-commandement officialise toutes ces adaptations qui se répandent très vite et dès la mi-août, il autorise le prélèvement de pièces lourdes (et des servants) dans les places fortes. Dans la deuxième semaine d’août, la IIIe armée reçoit six batteries de 120 mm prélevées à Verdun. Dans la nuit du 27 août, la Ière armée est renforcée par trois batteries lourdes venant d’Epinal. Elles ouvrent le feu le lendemain à la grande surprise des Allemands. Elles sont guidées par le ballon observatoire du commandant Sacconey déployé dans la forêt de Charmes et par trois avions d’artillerie [7] . En septembre, la IIe armée défend le Grand Couronné de Nancy avec 10 batteries lourdes et une quarantaine de 80 et 90 mm de Bange [8] . Cette dotation permet de compenser en partie certaines des insuffisances du 75 et de ménager les batteries dont les munitions commencent à manquer. Pour compenser le déficit de portée du 75, la direction de l’artillerie fait étudier une série d’améliorations techniques (modifications des affûts, amélioration de l’aérodynamisme des projectiles) qui permettent in fine d’obtenir un gain de portée qui finalement varie de 25 à 37% suivant les pièces. Pendant ce temps, la première artillerie lourde française s’est consommée en se multipliant sur tous les points du front et en tirant souvent à charge maximale pour gagner de la portée mais en usant vite les tubes. Le groupe de 120 L à tracteurs, premier groupe d’artillerie non tractée par des chevaux, a déjà parcouru 700 km le 20 septembre. Le 16 octobre, il se déplace encore de 300 km et tire sur l’Yser le 20 octobre [9] .

Cette adaptation rapide et improvisée permet de profiter à plein des capacités d’une artillerie renforcée par les pièces de dépôts (600 canons de 75) et dont l’action remplace de plus en plus une infanterie dont le commandement a été prodigue. Le 25 août, quatre groupes de 75, postés en surveillance sur le plateau de Borville, brisent l’avant-garde de l’armée bavaroise marchant sur la Trouée de Charmes [10] . Le 10 septembre, à la Vaux-Marie, une violente attaque de l’armée du Kronprinz est clouée sur place par une action en masse de toute l’artillerie du 6e corps français [11] . Quelques jours auparavant, le 6, sur la Marne, le 15e RAC de la division Mangin, très réduite, stoppe quasiment à lui seul un assaut allemand en tirant parfois à bout portant [12] . On découvre à cette occasion la stabilité psychologique des équipes de pièces. L’interdépendance des rôles dans le service d’un canon (pointeur, pourvoyeur, etc.) entraîne des obligations morales mutuelles très fortes qui renforcent la résistance au stress. La protection des boucliers de canon (très contesté rappelons-le), la connaissance technique d’un métier que l’on constate très efficace, l’attachement à « sa » pièce renforcent encore cette résistance et le rendement de l’arme. De fait, on constate très peu de cas de paniques dans les groupes de 75 en position de tir ou les sections de mitrailleuses, placées dans des conditions similaires. Au contraire, la pression psychologique qui s’impose au tirailleur dans une situation de danger extrême et face à des phénomènes imprévus et contre lequel il se sent impuissant est terrible. Elle explique en partie les grandes fluctuations d’efficacité des unités d’infanterie. En 1914, l’artilleur Paul Lintier décrit parfaitement ce phénomène :

Pour nous, l’unité c’est la pièce [de 75 mm]. Les sept hommes qui la servent sont les organes étroitement unis, étroitement dépendants, d’un être qui prend vie : le canon en action. Cet enchaînement des sept hommes entre eux, et de chacun d’eux à la pièce, rend toute défaillance plus patente, plus grosse de conséquences, la honte qui en résulte plus lourde.[...] Le fantassin, lui, se trouve le plus souvent isolé au combat. Sous la mitraille, un homme couché à quatre mètres d’un autre est seul. Le souci individuel absorbe toutes les facultés. Il peut alors succomber à la tentation de s’arrêter, de se dissimuler, de s’écarter hypocritement, puis de fuir.

Dès le 7 septembre, pour échapper à l’artillerie française, les Allemands tentent des attaques de nuit mais à l’imitation de la Ière armée, qui les a expérimentés dès le 24 août, les corps généralisent les barrages nocturnes. Les Allemands abandonnent les attaques massives de nuit à la fin septembre [13] . La pratique du barrage d’alerte se diffuse de même que les tirs sur zones plus ou moins larges, sur objectifs non vus. Dans l’offensive qui suit la victoire de la Marne, le colonel Alléhaut décrit l’assaut d’un bataillon d’infanterie du 20e RI (33e DI) le 26 septembre :

notre infanterie a effectué un bond en avant ; une partie de la ligne bavaroise cède du terrain ; nouvelle rafale de nos 75, un peu plus longue que la première ; nouveau bond, presque simultané de nos fantassins qui, collant aux projectiles de leur artillerie, avancent avec une superbe ardeur, abordant l’infanterie bavaroise presque en même temps que nos obus. Et ainsi de suite, les bonds succédant aux rafales jusqu’à ce qu’enfin les Bavarois [...] refluent en désordre [14] .

Ce procédé, qui ressemble beaucoup à celui du barrage roulant qui ne sera codifié qu’en 1916, est né spontanément sous la pression des circonstances et grâce aux liens qui unissent un colonel d’infanterie et un capitaine, commandant de batterie, qui travaillent activement ensemble depuis des mois.

L’adaptation de l’artillerie aux nouvelles conditions du combat a été très rapide grâce à un service de batterie déjà lui-même adapté à la guerre et qui changera peu par la suite, l’excellente formation technique des officiers, tous ingénieurs ou presque, et la circulation des idées. La faiblesse relative des pertes permet de bâtir sur cette base solide. En 1918 lors de la reprise de la guerre de mouvement, ces savoir-faire encore présents dans certains esprits seront d’une grande utilité pour une nouvelle adaptation de l’arme. A la fin de l’année 1914 cependant, on atteint cependant les limites d’un système d’arme qui, contrairement à l’opinion répandue avant-guerre, ne peut suffire à tout. Le « 75 » manque de portée pour la contrebatterie et de puissance face aux ouvrages défensifs qui commencent à se dessiner le long du front. De plus les dotations en obus explosifs, de loin les plus efficaces, ont considérablement diminué tant les consommations ont dépassé les prévisions. Enfin, si l’adaptation de l’artillerie a été remarquable, elle s’est faite de manière plutôt anarchique et sans aucun organisme centralisateur en dehors d’un GQG débordé par la gestion des évènements. Les régiments d’artillerie ont donc tendance à développer des méthodes propres et divergentes. En l’absence d’un lieu d’expérimentation à l’arrière jusqu’en 1916, les artilleurs restent largement dans l’ignorance de certaines phénomènes comme la portée maximale de l’obus explosif de 75 et les moyens d’utiliser cet obus en tir courbe, question que l’on avait complètement négligé avant guerre [15] .

[1] Préparée sous la direction de Monsieur le professeurs Georges Henri Soutou - Université de Paris IV.

[2] Les armées françaises dans la Grande guerre, 1°partie, annexe n°864.

[3] HERR, général, L’artillerie, Paris, Berger-Levrault, 1923, p. 31.

[4] GASCOUIN, général, Le triomphe de l’idée, Paris, Berger-Levrault, 1931, p. 115.

[5] CONTAMINE, Henri, La bataille de la Marne, Gallimard, Paris, 1970, p. 298.

[6] GASCOUIN, général, Le triomphe de l’idée, op. cit. , p. 120.

[7] GASCOUIN, général, L’évolution de l’Artillerie pendant la Guerre, Paris, Flammarion, 1920, p. 73.

[8] ROCOLLE Pierre, L’hécatombe des généraux, Paris, Lavauzelle, 1980 , p. 13.

[9] HERR, général, op. cit. , 1923, p. 28.

[10] GASCOUIN, général, Le triomphe de l’idée, op. cit., p. 206.

[11] HERR, général, op. cit. , 1923, p. 27.

[12] GASCOUIN, général, Le triomphe de l’idée, op. cit. , p. 106.

[13] Ibid. , p. 132.

[14] ALLEHAUT, colonel, Le combat de l’infanterie, Paris, Berger-Levrault, 1924, p. 9.

[15] GASCOUIN, général, Le triomphe de l’idée, op. cit. , p. 96.


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