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1870-1871 : l’artillerie dans les combats de l’Armée du Nord
 

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Ces récits sont dus à la plume du lieutenant-colonel Pigouche qui fit toute la campagne du Nord comme commandant de l’artillerie du 22è corps d’armée. Ils sont extraits de la Revue du Nord,(Année 1935 Volume 21 Numéro 82 pp. 99-120) d’un article de P-A. Wimet :La Campagne du Nord en 1870-1871. Souvenirs du Lieutenant-Colonel Pigouche. Commandant l’artillerie du 22e corps à l’Armée du Nord/a>.

Combat de Demuin, 24 novembre 1870

Le 22 novembre, ma deuxième batterie principale se rend par les voies rapides à Amiens où la section Joachim vient la rejoindre.

J’avais sous mes ordres 129 hommes de troupe, 92 chevaux, M. le sous-lieutenant Laviolette et M. le sous-lieutenant Joachim.

M’attendant à une alerte, j’obtiens du général Paulze d’Ivoy l’autorisation de cantonner mon personnel et mon matériel dans un grand établissement d’équarrissage situé près de la citadelle d’Amiens.

Dans la nuit du 23 au 24, je reçois l’ordre de me diriger sur Villers-Bretonneux pour prendre part à une reconnaissance offensive du côté de Mézières-sur-Somme, dirigée par le lieutenant-colonel du Bessol. La 2e batterie ter commandée par le capitaine Grandmottet, M Collignon, lieutenant en second et M. Lecesne, sous-lieutenant, à l’effectif de 116 hommes de troupe et de 93 chevaux, suit ma 2e batterie principale.

Nous sommes bien dirigés par d’excellents guides, nous luttons contre le sommeil et nous arrivons 5 heures du matin à Villers-Bretonneux. Nos hommes font boire les chevaux, leur distribuent un peu d’avoine, et nous cassons tous la croûte militaire.

Dès que le jour parait, nous nous mettons en route vers Mézières-sur-Somme, le lieutenant-colonel du Bessol à notre tête, avec une escorte composée de chasseurs à pied, d’infanterie de marine et de mobilisés.

En arrivant à l’entrée d’un bois, j’arrête ma colonne, et je demande avec inquiétude au colonel du Bessol à faire fouiller le bois à gauche et à droite. Le colonel m’ayant répondu que cela était fait j’enlève ma batterie à l’allure du trot afin de passer vivement ce petit défilé.

Vers l’extrémité du bois, l’infanterie prussienne nous accueille par une fusillade extrêmement nourrie. La 1ère pièce est mise en batterie et tire à mitraille ; la brave infanterie de marine vient à la batterie et tire mitrailles à notre secours et fait fuir l’ennemi.

La 2e batterie s’établit au-delà du bois et tire environ 60 coups de canon sur un régiment de uhlans qui prend le trot et le galop. La 2e batterie ter continue la poursuite par quelques bonnes salves.

Malheureusement j’avais deux pertes cruelles à déplorer, et le cœur me saigne encore en me reportant à la Chapelle Blanche où mon brave lieutenant Laviolette, frappé en pleine poitrine, meurt entre mes bras.

Laviolette n’était pas seulement un rude et vigoureux officier, mais c’était un digne et bon fils qui, depuis longtemps, économisait sur sa solde de sous-officier une petite somme qu’il adressait chaque mois à sa vieille mère, lessiveuse à Merville (Nord).

J’ai fait faire un cercueil à Villers-Bretonneux, et j’ai écrit de suite au maire de Merville pour le prier de faire de belles obsèques à cet excellent soldat mort glorieusement au champ d’honneur.

Je ne sais ce qu’est devenu le corps du cher camarade, la bataille de Villers-Bretonneux m’ayant mis dans la dure nécessité d’en confier la garde aux habitants du pays.

Lorsque le général Farre a été ministre de la guerre, il s’est empressé, sur ma demande, d’accorder des secours à Mme Laviolette, et mon neveu François Saudo, juge de paix à Merville, a assuré ses moyens d’existence jusqu’à la fin de ses jours.

A cette même Chapelle Blanche, j’avais fait transporter mon beau-frère Aristide Besombes, blessé grièvement à la cuisse gauche et tombé l’écouvillon à la main en remplissant les fonctions de servant, bien qu’il fût maréchal-des-logis-fourrier [1].

J’ai fait conduire mon beau-frère à l’hôpital d’Amiens où son compatriote, M. le magistrat Delpech, l’a fait prendre pour le soigner chez lui.

A Boiry Saint-Ritrude, le colonel du Bessol, promu au grade de général, vient diner avec l’état-major du général Lecointe, commandant le 22’ corps d’armée. Au dessert il me remet le brevet de la médaille militaire décernée à Aristide et nous invite à boire à sa santé.

Nous ignorions alors tous sa mort et c’est après la guerre seulement que j’ai appris cette fatale nouvelle !

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Bataille de Villers-Bretonneux, 27 novembre 1870.

Le 27 novembre, je mets ma 2e principale en batterie derrière les épaulements des muches de betteraves. Je fais ouvrir dans le remblai une petite embrasure -pour chacune de mes pièces, et je commence le feu à 10 h. du matin, en toute sécurité, comme au polygone en temps de paix.

L’artillerie prussienne n’a jamais pu régler son tir sur mes pièces qui étaient invisibles, mais ses coups longs ont atteint le bataillon des mobilisés, commandé par M. Patou, d’Aniche (Nord) et préposé à la garde des batteries placées sous la direction du commandant Charon. Les mobilisés, après avoir subi des pertes sensibles, s’éloignent de l’axe de tir des batteries, se placent gauche et à droite de cet axe et ne sont plus inquiétés.

Le lieutenant Joachim a le rare bonheur de faire éclater deux caissons de l’artillerie prussienne et de forcer cette dernière à se retirer de la lutte. Nous avions alors devant nous une troupe de chasseurs à pied prussiens qui avaient pour objectif l’enlèvement de ma batterie. Cette troupe très bien conduite se couchait plat ventre, puis, par des bonds successifs, elle gagnait du terrain sur ma batterie. Le moyen de la combattre était tout naturel : dès que les Prussiens étaient couchés, nos pièces étaient pointées sur leur emplacement et dès qu’ils se relevaient pour faire un bond, je faisais feu de salve qui fauchait ces intrépides ; mais, malgré nos efforts, nos chasseurs prussiens marchaient toujours en avant. J’ai alors tiré toutes mes boites à mitraille, j’ai fait amener les avant-trains, et, n’ayant plus de chevaux, je suis parti sur l’affût d’un canon, tenant une poignée de crosse de la main gauche et de la main droite le tailleur de ma batterie blessé grièvement. Le général Farre à qui j’ai rendu compte de l’épuisement de mes munitions, m’a donné l’ordre de me diriger sur Corbie.

J’avais durant cette bataille tiré environ 640 coups [2] de canon et toutes mes boites à mitraille. J’avais éprouvé des pertes sérieuses et un assez grand nombre de blessures de balles, et outre les chevaux tués, beaucoup de mes pauvres animaux étaient boiteux avec des balles dans les membres et sur le corps. Au plus fort de l’action le camarade conducteur Halbaut, que j’affectionnais particulièrement, parce que, s’étant échappé de Sedan avec ses chevaux de derrière, il était entré en Belgique et était venu me trouver à Lille pour l’armement de la place, arrive près de moi et me dit : « c’est malheureux, mon capitaine, je suis blessé au bras gauche et ne peux plus vous suivre. Je lui serre la main et le prie, de se rendre à l’ambulance près de mon ami le docteur Majesté, en lui promettant de le faire médailler. Au moment où j’encourageais ce brave soldat, des tirailleurs prussiens couchés dans les sillons de labour visent mon képi et m’envoient une petite salve de balles qui ne font que trouer mes vêtements, mais l’une d’elles frappe Halbaut à l’œil et l’étend raide à mes pieds.

  Avant de me retirer du champ de bataille de Villers-Bretonneux, sur mon ordre, mes chefs de pièces ont transporté leurs morts dans une tranchée remplie de glace afin que les roues de nos voitures respectent les corps de nos braves tombés pour la Patrie.

Après la guerre seulement, j’apprends que les paysans qui avaient enterré les morts le lendemain du combat de Villers, avaient trouvé Halbaut encore en vie dans la tranchée, et l’avaient porté à l’ambulance et sauvé. Le général Farre, étant, ministre de la guerre, l’a décoré de la médaille militaire, et M. le Préfet du Nord lui a donné un bureau de tabac à Rieux-en-Cambrésis.

A la même bataille, le capitaine Durand, monté sur un grand cheval gris de cuirassiers, portait un ordre du commandant Charon aux capitaines des batteries, lorsqu’une balle prussienne lui traverse les cuisses et les parties génitales. Je fais placer sur l’avant-train d’un caisson, cet excellent capitaine que j’aimais l’égal d’un fils et le fait porter à l’ambulance.

Le caisson et surtout le marchepied, couverts de grosses plaques de sang coagulé, reviennent sur le champ de bataille, et font dire au brave commandant Charon : « Quel malheur, mon cher Pigouehe, je crois que le petit Durand, comme tu l’appelles familièrement, est perdu ! ».

Un ménage de cultivateurs aisés recueille Durand à son domicile, le soigne admirablement et obtient une guérison complète et tout à fait miraculeuse.

La bataille de Villers-Bretonneux, l’une des plus sanglantes et des plus meurtrières de l’Armée du Nord, a été très bien dirigée par le général Farre, et si l’artillerie a fait son devoir, l’infanterie et les chasseurs à pied ont rivalisé de courage, d’entrain et de bravoure au feu. L’union fait la force, tel a été notre premier cri de ralliement !

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Prise de Ham, 10 décembre 1870

Le général Faidherbe prend le commandement de toute l’Armée du Nord

Le 4 décembre, jour de la Sainte-Barbe, je reçois une lettre de service du général Farre qui me nomme chef d’escadron, commandant la batterie bis, la 2e batterie principale et la batterie de 8 du capitaine de Montebello, sous les ordres du général Lecointe.

Le 5 décembre, je quille Douai avec mes batteries, je me rends à Cambrai, Marcoing et j’arrive à Vermand le 8, près du général Lecointe.

Le 9 décembre nous marchons sur Ham avec l’ordre de cantonner dans les fabriques de sucre situées à 4 kilomètres en deçà de cette petite ville. Le jour commençait à tomber lorsqu’un cultivateur se présente au général pour l’informer que 12 capitaines ingénieurs et 250 pionniers occupaient le fort de Ham.

Le général arrête la colonne, met en tête une compagnie de chasseurs à pied suivie de la section de la 2e batterie principale, une 2e section au centre et la 3e section à la queue de notre colonne.

Le général ordonne le silence le plus complet, et vers 7 heures du soir nous entrons dans Ham sans aucun bruit, la baïonnette au bout du canon, marchant dans une neige épaisse qui éteignait le pas des chevaux et le roulement des voitures. Les pionniers, nous prennent pour des Prussiens, viennent près de nous, et sont couchés sur la neige par nos baïonnettes. On nous indique le café où se trouvaient les capitaines ingénieurs, nous les surprenons buvant l’absinthe et nous les faisons tous prisonniers.

La compagnie des chasseurs à pied se rend à la gare, le poste prussien sort et est anéanti. Deux pièces sont mises en batterie dans la rue qui conduit à la porte d’entrée du fort, et tirent quelques coups de canon.

Les pionniers, comprenant que toute défense était inutile, se rendent vers 11 heures du soir. Le lendemain matin, les prisonniers et les capitaines ingénieurs sont dirigés, sous bonne escorte sur Bergues (Nord) où ils sont internés.

Le général Lecointe me donne l’ordre de distribuer les chevaux des Prussiens aux officiers supérieurs d’infanterie et de faire main basse sur toutes les caisses des capitaines ingénieurs.

A l’écurie, je vois des chevaux gras à lard, ayant pour litière un demi-pied de grains d’avoine. Je donne les chevaux de selle aux officiers d’infanterie et je garde les chevaux de trait pour l’artillerie.

Mes maréchaux-ferrants démolissent les malles des officiers prussiens dont le contenu était des plus étranges. J’y trouve des bottines de femme, des fusils de chasse, des pipes en écume de mer, des chemises neuves, des bas neufs de laine, de grandes pièces de drap et de flanelle, etc., en un mot tout ce qu’on rencontre dans les logements des cambrioleurs de Paris.

Ma distribution faite, j’envoie à Douai par les voies rapides, toutes les armes de nos prisonniers et je vais déjeuner avec les officiers de mon ancienne batterie pour fêter ce premier succès, la nomination du lieutenant Bocquillon au grade de capitaine et la mienne au grade de chef d’escadron.

Dans l’après-midi du 10 décembre, le général Faidherbe arrive à Ham et fait l’ordre suivant dont voici l’essence :

« Officiers, sous-officiers et soldats de l’Armée du Nord, Pour vaincre, je vous demande trois choses, le mépris de la mort, l’austérité des mœurs, une discipline à toute épreuve ».

Le Commandant en chef de l’Armée du Nord,
Signé : FAIDHERBE.

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Bataille de Pont-Noyelles, 23 décembre 1870

Du 17 au 22 toutes les troupes, y compris les colonnes volantes, avaient manœuvré à gauche et à droite de leur rayon vecteur et étaient concentrées sur Pont-Noyelles.

Le 22, le général Faidherbe emmène tout l’état-major du général Lecointe sur l’admirable terrain de bataille qu’il avait choisi de concert avec son chef d’état-major, le général Farre. Nous devions occuper toute l’étendue des crêtes qui domine toute la vallée de l’Hallue, attaquer l’ennemi de ce point culminant et nous défendre à outrance.

Le lendemain, 23 décembre, toute l’armée occupe ses positions et le feu commence vers 10 h 30 du matin. Le combat est acharné de part et d’autre, et mon nouveau rôle consiste à observer les coups et à ravitailler mes batteries en munitions. Vers 3 h 30 de l’après-midi, une pièce de la 2e batterie ter est sur le point d’être prise par des tirailleurs prussiens. L’infanterie arrive à la rescousse au pas de course, joue de la baïonnette, refoule l’ennemi et dégage la pièce. Après des efforts prodigieux, la victoire reste indécise, et l’Armée du Nord passe la nuit sur le terrain de la lutte. Au plus fort de l’action, le général Faidherbe parcourait toute sa ligne de bataille avec un calme, un sang-froid et une prestance militaire qui ont véritablement empoigné toutes ses troupes.

Après Pont-Noyelles Faidherbe était le drapeau et l’âme de l’Armée du Nord.

Nous passons la journée du 24 dans ce pauvre village dévasté par les Prussiens el, le 23, nous nous retirons vers Arras.

Le 27 étant à Fampoux, célèbre par sa catastrophe du chemin de fer, je suis nommé commandant de toute l’artillerie du 22e corps d’armée organisé complètement sur le pied de guerre.

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Bataille de Bapaume, 3 janvier 1871

Le général Faidherbe fait manœuvrer ses deux corps d’armée sur 8 rayons vecteurs, convergeant vers Bapaume. Le 3 janvier, les villages de Grévillers et de Biefvillers, occupés par l’ennemi, sont enlevés par nos troupes d’infanterie et toutes les batteries des deux corps d’armée prennent de magnifiques positions, le canon fait rage.

Le capitaine de Montebello a l’heureuse idée de faire monter un brigadier sur un peuplier, avec mission d’observer les coups de chaque pièce de sa batterie et l’ordre de dire : long, court, à droite, à gauche, au but. Le tir de sa batterie devient foudroyant sur la gare, et bientôt l’artillerie prussienne, canonnée de tous côtés, part en désespérade, à l’allure insensée du galop, sur les roules qui conduisaient à leur point de départ. Le général Faidherbe fait couronner toutes les crêtes qui environnaient Bapaume, par les mobilisés du Nord. Ces enfants du Nord, grands, superbes de prestance, immobiles el dominant la scène de combat ont. Vivement impressionné l’ennemi qui, saisi de panique, s’est caché chez les habitants de Bapaume, sachant bien que Faidherbe aimait trop les Français pour faire le siège de la ville et tuer les habitants de cette cité patriotique, par excellence.

La bataille était gagnée, et le général n’avait qu’un seul regret, c’était de n’avoir pas à sa disposition une nombreuse cavalerie qui eût donné la poursuite l’ennemi, pour lui enlever plusieurs de ses batteries. Durant l’action, Faidherbe, toujours calme, parcourait les lignes comme un jour d’inspection en temps de paix. Il ne saluait ni les balles ni les obus, el restait impassible malgré une balle qui était venue s’aplatir sur la fonte droite de sa selle, lorsqu’il me disait qu’il était content du tir des batteries et de l’ingéniosité des capitaines pour régler leur tir.

Les obus à balles du général Treuille de Beaulieu et de son collaborateur le lieutenant-colonel Desmaret ont délogé l’infanterie prussienne de partout, et ont fait croire à l’ennemi que nous avions des mitrailleuses dans l’Armée du Nord.

Or durant toute la campagne, nous n’avons eu à notre disposition que trois batteries de 12, une batterie de 8 commandée par le capitaine de Montebello, des batteries de 4, et des canons de 4 de montagne. « Vous n’êtes pas vérace, disait le général Von Gaeben au baron de Cantillon de l’état-major du 22e corps qui était envoyé près de lui Amiens, lors de l’armistice, vous aviez des mitrailleuses qui nous ont infligé des pertes cruelles à Bapaume ».. De Cantillon a eu beau dire au général prussien que nous n’avions que des pièces de campagne de 12, de 8 et de 4, mais le général Von Gaeben n’a jamais voulu croire notre camarade de l’état-major du général Lecointe.

Les obus à balles ont fait merveille il Bapaume ; honneur donc à la mémoire du général Treuille de Beaulieu et. du colonel Desmarets ! !

Le soir de la victoire de Bapaume, l’état-major du 22e corps a cantonné dans un petit village en deçà de Bapaume où nous avons eu la satisfaction de manger, au cabaret, le repas commandé le matin par les officiers prussiens.

Nous avons tous bu à la santé de notre brave général Faidherbe, à celle de notre Armée du Nord, et chacun de nous avait confiance en l’avenir.

L’union fait la force, tel était notre deuxième cri de guerre après la bataille de Bapaume. Ce grand succès montre clairement que le général Faidherbe était un grand stratégiste sachant tirer parti de toutes ses troupes. Il tendait la main à un mobilisé comme il tendait la main à un officier de l’armée active. Faidherbe, je le répète, était le drapeau et l’âme de l’Armée du Nord.

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Effort suprême de Faidherbe pour dégager Paris

Bataille de Saint-Quentin, 19 janvier 1871

L’Armistice et la paix

Après le succès de Bapaume, le général Faidherbe reçut l’ordre de notre regretté Gambetta, ministre de la guerre, de refouler l’ennemi vers Paris, et d’attirer sur son armée le plus grand nombre possible de Prussiens qui enserraient la capitale. C’est alors surtout que se révèle le génie stratégique de notre illustre chef : nos troupes combattent chaque jour avec avantage et chassent l’ennemi vers Paris.

Le janvier, j’ai l’honneur de déjeuner à la gauche du général Faidherbe, dans un cabaret de village situé près de Vermand (Aisne), et de voir combien notre grand chef était aimé de nos populations.

C’était midi, l’heure à laquelle les habitants du Nord dinent.

Je vois de braves gens apporter au cabaret des rôtis de veau, des gigots de mouton et les offrir à notre général en criant : « Vive Faidherbe ! », « Vive l’Armée du Nord ! ».

Celte scène m’a profondément ému. Elle prouvait clairement que tout le monde, civil et militaire, avait pour Faidherbe la plus grande admiration et la plus chaude reconnaissance.

Durant le repas, nous causons de nos connaissances communes de Lille, de notre bon et vieux lycée de Douai, de M. Testelin, etc., etc... Le général avant de quitter la table, choque son verre de bière contre le mien et me dit voix basse dans le tuyau de l’oreille : « Mon cher commandant, il faut terminer la lutte de la façon la plus honorable ; une partie de la garde prussienne et de gros corps d’armée marchent contre nous... Je vous souhaite bon courage et bonne chance ! ! ».

Ces quelques mots m’ont fait comprendre la réalité de notre situation, mais ne m’ont nullement découragé, car je l’avoue franchement, au risque d’être traité de naïf et de chauvin, j’avais pleine confiance en l’avenir.

Le 18, l’état-major du général Lecointe, déjeunait dans un cabaret d’Essigny-le-Grand, lorsque nous entendons le canon. Le général se lève et nous dit : « Marchons à la voix du canon ». Nous mettons un morceau de pain dans notre poche, nous payons le cabaretier et nous montons à cheval.

Nous rencontrons partout de la cavalerie prussienne, nous lui infligeons une sérieuse poursuite, et nous cantonnons le soir à Essigny-le-Grand.

Le 19 janvier, à 4 heures du matin, nous rétrogradons vers Saint-Quentin. Nous arrivons au jour à Gauchy et nous nous installons chez -le meunier de l’endroit. Je venais de faire mettre au four un gigot de mouton, lorsque j’entends le canon. Le général Lecointe me donne l’ordre d’aller reconnaitre l’emplacement de mes batteries et tout l’état-major quitte la maison du meunier.

Les batteries s’établissent sur la crête du moulin à tout vent, la droite de la batterie bis à 300 mètres environ du moulin.

Cette batterie, bien abritée derrière des silos de betteraves, ouvre le feu vers 9 heures. Je vais serrer la main de M. Théry, lieutenant auxiliaire, professeur de mathématiques au lycée de Douai, et lui rappelle que l’ordre donné à toutes les batteries est de tirer lentement et de ne quitter le terrain de la lutte qu’après l’épuisement complet des munitions.

Toute l’Armée du Nord, y compris la colonne volante du colonel Isnard, prend part à ce combat acharné. Toutes les batteries épuisent leurs munitions : la 2e principale, ayant pu se ravitailler tire environ 1.300 coups de canon durant la journée. Toute l’artillerie de l’Armée du Nord a tonné de 9 heures 4 heures du soir. Elle se composait de sept batteries de 4 de campagne, d’une batterie de 8, de trois batteries de 12, de quatre batteries de 4 de montagne ; de huit canons de 4 de montagne et de deux canons de 4 de campagne appartenant à la colonne volante du colonel Isnard. Il y avait donc en tout cent bouches feu à la bataille de Saint-Quentin.

Vers 4 heures du soir, les Prussiens, recevant toujours des troupes fraiches, nous forcent à battre en retraite vers Cambrai et Douai.

La bataille était perdue, sauf l’honneur comme le désirait si vivement le général Faidherbe.

Dans ce combat sanglant de 7 heures, toutes les troupes ont donné avec un entrain remarquable. Les sapeurs du génie, dirigés par le capitaine Sambac, quittent leurs travaux d’épaulement et de barricade, épuisent leurs dernières cartouches et suivent le mouvement de retraite.

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J’arrive le 20, à 5 heures du malin, à Cambrai, avec le capitaine Ravaut. Nous ne savions où loger lorsque nous sommes recueillis par M. Bureau, capitaine de la garde nationale, qui nous offre l’hospitalité la plus cordiale dans ses grands magasins de rouenneries.

J’avais connu intimement le frère de M. Bureau, capitaine de chasseurs à pied, à Strasbourg et à Grenoble. Nous nous sommes de suite liés ne nous doutant guère que le commandant Bureau avait été tué devant le siège de Strasbourg [3].

Je n’oublie pas non plus M. Lerov, ex-notaire et parent de M. de Casabianca, qui a mis sa maison la disposition du général Lecointe, pendant huit jours, et cet excellent M. Tabary, aujourd’hui (1894) président du tribunal de Dunkerque, qui m’a reçu le cœur sur la main.

L’armistice est déclaré pour permettre aux Prussiens et aux Français d’enterrer leurs morts.

Le baron de Cantillon, de l’état-major du 22e corps d’armée, est envoyé en parlementaire, par le général Lecointe, près du général Von Gaeben, commandant l’armée prussienne à Amiens.

Après quelques jours de repos, nous quittons Cambrai et nous nous rendons à Douai où nous sommes reçus à bras ouverts par M. l’avocat général Preux, mon cousin germain, qui met sa maison et sa cave complètement à la disposition de l’état-major du 22e corps d’armée.

Tous les avocats el les magistrats de celte bonne ville de Douai faisaient l’exercice matin et soir. Nos revers les avaient transformés en soldats et ne les avaient nullement découragés.

Le baron de Rappe, capitaine suédois, professait un véritable culte pour M. Preux, aussi a-t-il été vivement impressionné lorsque je lui ai appris la mort subite de cet excellent parent [4].

Le 22e corps est envoyé dans le Cotentin. Mes batteries passent sous le commandement du lieutenant-colonel Charon et s’embarquent à Dunkerque par les soins de M. Périgol, capitaine de vaisseau.

Je conduis de Lille à Dunkerque un parc composé de 168 voitures Gribeauval. Je fais étape à Bailleul, à Cassel et nous campons sur l’esplanade de Dunkerque.

Mes batteries étaient à peine embarquées que la paix était signée. Je ramène mes 168 voitures il Douai, je vais présenter mes hommages au général Faidherbe et au général Treuille, et je me rends près de ma petite famille à Vernet-les-Bains, où j’apprends la résurrection des canonniers Halbaut et Souleyret que j’avais portés morts sur mes contrôles, après la bataille de Villers-Bretonneux.

Conclusion. - La capitale eût été débloquée en faisant une sortie heureuse, Si les armées de province avaient pu attirer sur elles autant de corps prussiens que l’Armée du Nord en a attirés à la bataille de Saint-Quentin, le 19 janvier 1871.

A cette conclusion d’une brièveté toute militaire, nous ajoutons, pour terminer les quelques lignes suivantes où le lieutenant-colonel Pigouche expose la tactique [5] du général Faidherbe :

" Elle est, écrivait-il, tout à fait simple en théorie, mais elle exige une longue pratique et une grande expérience de la guerre. En un mot, comme dirait notre gai poète Desrousseaux : « Il faut agiter avant de s’en servir, comme chez le pharmacien »".

Le général Faidherbe faisait marcher ses troupes par petits paquets, assez éloignés l’un de l’autre pour faire croire aux Prussiens que l’Armée du Nord était nombreuse, mais assez rapprochés pour que ces petits paquets de troupe puissent se porter un mutuel appui. Il choisissait un terrain sur lequel il voulait combattre, y attirait les prussiens et livrait bataille. C’est ainsi qu’il nous a fait manœuvrer vers Pont-Noyelles, Bapaume et surtout vers Saint-Quentin.

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[1] Aristide Bezombes, fils ainé de femme veuve, s’était engagé pour la durée de la guerre. A Lille, l’arsenal où il portait des projectiles comme un manouvrier, à la construction des plateformes où il piochait la terre comme un travailleur, à l’écurie, à la caserne, et dans toutes les corvées il a toujours été un véritable modèle de résignation et de dévouement. Le soir, mes anciens camarades l’invitaient souvent à diner et le recevaient tellement bien qu’il m’a dit un jour : « Mon cher Jules, si l’on pouvait transporter les gens de ce pays dans le mien, ce serait parfait ». En revanche il regrettait ses montagnes et le soleil d’or du Roussillon. (Note du lieutenant-colonel Pigouche)

[2] Le 27, à Villers-Bretonneux, défilée derrière un épaulement de betteraves ma batterie a tiré 700 coups de canon de 11 h. à 4 h. 30 du soir ; à cette dernière heure nous nous sommes retirés devant le nombre et sans être appuyés par aucune escorte. Mes trois chevaux étant perdus, j’ai dû fuir sur l’affût d’un canon. Ma batterie était légèrement abimée, mais par les balles seulement ; nous avions tous nos éléments. (Rapport Officiel déjà cité).

[3] Quelques années après la guerre, M. Bureau, enjambant une haie dans une partie de chasse et n’ayant pas mis son fusil au cran de sûreté, est tombé mortellement victime de son imprudence. Durant la rude campagne de 1870, nous avons été reçus fraternellement par toutes les populations, mais aucune réception n’a été aussi franche, aussi généreuse que celle que M. Bureau a offerte l’état-major du 22e corps d’armée. (Note du lieutenant-colonel Pigouche).

[4] M. Auguste Preux mourut à Paris le 28 Novembre 1879. Ancien Procureur Général, chevalier de la Légion d’Honneur, M. Preux était un érudit distingué qui se fit connaitre surtout comme numismate et historien local.

[5] Voici la tactique que personnellement le lieutenant-colonel Pigouche observa pendant la campagne du Nord. « Me fondant sur cette naïveté que, à la guerre, il faut tuer le plus d’ennemis possible et avoir le moins de canonniers tués, j’avais donné l’ordre à mes capitaines de ne pas s’occuper d’alignement, et de cacher leurs pièces derrière des abris quelconques (la fabrication du sucre nous a souvent donné des abris), des plis de terrain, des ravins, etc... Je leur avais recommandé surtout, lorsque le tir des prussiens était réglé, de se porter 100 m en avant, ou 100 m à gauche, ou 100 mètres à droite, et, en dernier lieu seulement, 100 m. en arrière. Par ces petits moyens pratiques et par une surveillance constante exercée par moi-même sur mes munitions, j’ai eu la chance de ne laisser prendre aucune bouche à feu par l’ennemi et de ne jamais manquer de munitions ». (Rapport officiel déjà cité).


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