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Premiers usages de la poudre noire, avant l’arrivée de la bombarde.
 

L’artillerie aborde un tournant capital : la poudre noire va remplacer, dans le combat, le bras de l’homme par la puissance incomparable d’une chimie de combustion maîtrisée par l’homme. Cette substitution du cerveau au bras dans la guerre, c’est toute l’artillerie, une artillerie sera souvent à l’avant-garde de la science.

  • La poudre noire

L’invention de la curieuse poudre n’a pu être que naturelle et sur les lieux où l’on a découvert le salpêtre [1] et ses propriétés du salpêtre. Ce qui ne pouvait être fait ni en France, ni dans aucun autre pays européen, mais plus probablement dans certaines contrées chaudes, dans des vallées [2] depuis longtemps occupées dont le sol est saturé de déchets organiques. La saison des pluies provoque, sous terre, avec la chaleur, de fortes fermentations. Lorsque la saison sèche arrive, les eaux chargées de produits en dissolution, provenant de cette fermentation, remontent par capillarité jusqu’à la surface du sol. A l’air sec, ces eaux s’évaporent et déposent les sels dissous, parmi lesquels le salpêtre. La surface du sol se couvre alors d’efflorescences salines qui forment une nappe blanche rappelant la neige, ou le givre. Pour en recueillir les sels il suffit de laver cette terre de surface [3].

Puis le hasard faisant bien les choses, on peut imaginer qu’un jour quelqu’un ait eu l’idée d’en jeter au feu et ait la surprise de provoquer une étonnante incandescence. Il ne pouvait que recommencer... Des résidus de salpêtre ont du se mélanger , au bord de l’âtre, avec du charbon de bois réduit en poudre et ce mélange improvisé, remis au feu, a provoqué un premier feu d’artifice. Cette découverte fascinante a dû être utilisée à bon escient pour effrayer les ennemis et les animaux sauvages...

Dans une autre étape, le salpêtre a dû être associé à d’autres produits naturels comme la résine, l’huile de naphte ou le soufre. On obtient alors des compositions incendiaires susceptibles d’être lancées enflammées chez l’ennemi, notamment avec des arcs ou des engins plus puissants.

Un de ces mélanges composé de salpêtre, de charbon de bois et de soufre allait devenir la merveilleuse « poudre noire ».

  • Les feux grégeois

Les Chinois affirment pouvoir démontrer qu’ils connaissaient cette poudre plus de mille ans avant Jésus-Christ et qu’ils l’utilisaient pour la guerre. C’est très probable. Il semble bien que ce produit soit arrivé en Europe au VIIè siècle. [4]. On appelle ces nouvelles armes incendiaires les feux grégeois. Au IXè siècle, on continue à utiliser ces armes dans le seul but « de brûler l’ennemi » [5]

Selon les idées de l’époque, ces moyens pouvaient être considérés comme déloyaux, du moins entre chrétiens. C’est peut-être pour cela qu’on ne trouve pas de traces de leur emploi, sauf en 1193, quand Philippe-Auguste fit incendier des vaisseaux anglais dans le port de Dieppe. On peut penser qu’il utilisa pour cela une sorte de feu grégeois.

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Jets de dards enflammés

 [6]

La lance à feu

L’idée devait s’imposer d’utiliser autrement cette poudre dans le combat.

La poudre, tassée dans un tube ouvert à un seul bout et bien ficelé pour qu’il résiste à la pression [7], une fois allumée, fuse en un jet de gaz brûlants d’assez courte durée, mais d’autant plus inquiétant qu’il peut, si la poudre a été irrégulièrement tassée, projeter des petits blocs de poudre enflammée.

En fixant ce tube à l’extrémité d’un long bâton on réalise un véritable lance-flammes qui terrorise l’ennemi sur lequel on dirige le jet de feu. Très tôt, les Chinois ont connu cette « lance à feu » (huo çang). Au Moyen Age, en France, cette arme qui pouvait remplacer le bâton à fer (la pique), fut appelée bâton à feu. Lorsque ce nom de bâton à feu s’étendit à toutes les armes portatives à base de poudre, celle-là fut appelée plus précisément « lance à feu ».

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Lance à feu du Moyen Age

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Lance à feu chinoise

Vers le moitié du XVIème siècle on trouve encore de ces lances à feux, avec la manière de les confectionner et de s’en servir : « un tube de bois (1 mètre) lié de cordelette et mis au bout d’un bâton de 2 ou 3 mètres, chargé alternativement de poudre et de petits paquets de poudre riche en salpêtre et huile de pétrole, le tout couvert d’une toile garnie de poix à enlever au moment d’allumer ». Ensuite on précise son emploi [9]. Cette technique était parfaite ; mais en fin de XVIe siècle, alors que les armes à feu étaient déjà d’emploi courant...

  • Les fusées

Avec une lance à feu ou tout autre objet analogue, les Chinois avaient tout naturellement constaté l’action des gaz qui fusent d’un récipient mi-clos dans lequel de la poudre brûle. Un tel engin est soumis à une force de réaction qui le pousse dans le sens opposé à la direction dans laquelle les gaz s’échappent. Il en résulte que, posé (ou lâché) par terre, cet objet s’agite en voltes rapides tout en jetant du feu. On voit très bien l’effet que pouvait produire un tel engin, lancé dans les rangs ennemis.

La force de réaction des gaz peut même être suffisante pour entraîner cet engin dans les airs. S’il est muni d’un bâton léger comme empennage, c’est une fusée.

Les Chinois ont, depuis très longtemps, utilisé les fusées pour leurs réjouissances, et aussi comme engins de guerre. En l’an 969, une recette chinoise pour les fusées de feu d’artifice recommandait, pour la confection du corps en papier de ces fusées, de mettre du sel marin dans la colle dont ce papier était enduit, de telle sorte que, si ce papier prenait feu pendant la combustion de la poudre, il s’éteignait dès que cette poudre avait fini de brûler. Avec cette précaution, ces fusées de feu d’artifice ne pouvaient pas provoquer des incendies. Pour allumer des feux chez l’ennemi il suffisait de ne pas mettre du sel dans la colle.

Au IXè siècle, on signalait [10] les « feux volants » incendiaires composés de tubes en papier dans lesquels fusait une poudre composée de six parties de salpêtre pour deux de soufres et deux de charbon. On connaissait donc alors, en Europe, aussi bien les fusées que les engins incendiaires à base de salpêtre.

Tout cela se perfectionnait peu à peu.

Un jour vint, par exemple, où l’on constata que la réaction était plus forte, et aussi plus progressive, si l’on creusait, dans cette poudre tassée, un trou mince et profond, l’âme (tuyau) , dans l’axe du roseau. La combustion se faisait alors sur toute la surface du trou, surface qui ne cessait de s’agrandir, multipliant le souffle en conséquence.

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Fusée de guerre

 [11]

Un tel engin pouvait aller de lui-même dans une ville assiégée (un tel objectif ne demandait aucune précision), menaçant par le choc et, plus encore, par la flamme qui fusait encore s’il n’était pas éteint au moment de la chute. La grande difficulté était d’assurer à ces fusées une bonne direction, et c’est pourquoi elles ont eu longtemps de la difficulté à s’imposer comme engins de guerre.

  • Les bouches à feu

Lorsqu’elles ne posaient pas des problèmes de transport, ce qui était le cas dans la Marine, les lances à feu que l’on vient de décrire pouvaient prendre de grandes dimensions. La « poudre » bien tassée dans un gros tube en bronze fermé à l’arrière, préparait l’abordage en lançant un puissant jet de flammes vers le bateau attaqué. Les écrivains byzantins décrivaient ces « tubes en bronze placés sur la proue de chaque navire », chargés en feu grégeois, qu’on dirigeait sur les bâtiments ennemis. On donnait à l’extrémité ouverte de ce tube une forme effrayante de tête de gargouille qui, par une bouche largement ouverte, crachait le feu. D’où le nom de «  bouche à feu  » qui fut donné à ces engins dont on a des exemples dès le XIème siècle. Telle est l’origine du nom qui fut donné, par la suite, à toutes les grosses armes à feu.

Si la poudre était irrégulièrement tassée dans un tel engin, le feu mis à la bouche pouvait se propager rapidement vers l’arrière par une faille jusqu’en un point de la charge où la poudre explosait alors à grand bruit, projetant violemment, dans l’axe du tube, comme un projectile incendiaire, la partie de la charge non encore brûlée qui la séparait de la bouche [12].

La force d’explosion de la poudre noire était utilisée aussi pour l’exploitation des gisements miniers. Dans ce rôle, et dans les inévitables explosions imprévues qui s’étaient produites dans un de ces mortiers où on la préparait, la poudre noire avait révélé qu’elle pouvait projeter des objets avec une violence extraordinaire. Certains ont eu le courage de dompter cette violence pour lancer des projectiles. C’est au milieu du XIIIe siècle que, en France, on a commencé à le faire. Il est difficile de savoir où en est l’origine.

Les Chinois, qui utilisaient depuis longtemps la poudre comme incendiaire, dans les lances à feu et dans les fusées, l’utilisaient aussi dans des engins explosifs qu’ils jetaient sur l’ennemi. Assiégés en 1232 dans Caï-fong-fou, ils lançaient sur les Mongols, du haut des remparts, de récipients remplis de poudre, les « pao » [13], qui éclataient à grand bruit.

Vers la fin de la dynastie des Songs (1279), ces Chinois, ayant observé que leurs lances à feu projetaient parfois avec violence un paquet de poudre enflammée, avaient eu l’idée d’y glisser quelque caillou [14]. Mais la résistance d’un bambou, même bien ficelé, ne permet pas de penser que le caillou ainsi lancé ait pu avoir une bien grande puissance. Du reste, en 1271, on en était encore, en Chine, à proposer à l’Empereur de faire venir des enginieurs européens pour faire des machines de guerre élastiques capables de jeter des pierres de quelque 50 kilogrammes.

Un manuscrit arabe découvert à la Bibliothèque de Saint-Pétersbourg par deux Français a permis de penser que, dès le XIIIe siècle, les arabes avaient imaginé divers propulseurs (medfaa) de balles ou flèches. Un de ces « medfaa » utilisait la poudre, mais sa description permet de dire qu’il n’était pas autre chose qu’un objet d’expérience, une sorte de jouet, qu’à cette époque Roger Bacon qualifiait les engins à poudre de « jeux d’enfants ». D’ailleurs, leurs récits montrent que, pour faire leur poudre, les Arabes se contentaient de remuer, sans le piler, le mélange de salpêtre, soufre et charbon. Or la poudre qui n’a pas été fortement triturée ne détonne pas ; elle fuse. La poudre arabe était donc bonne pour une lance à feu, une fusée ou un jouet ; elle n’était pas suffisante pour lancer des projectiles dangereux. .

En conclusion :

De la fin du XIVe siècle au début du XVIe, l’artillerie à feu se substituera peu à peu à la vieille artillerie, celle des catapultes, des trébuchets, des balistes et des arbalètes. Mais pendant longtemps les deux systèmes cohabiteront, notamment en France. Plusieurs épisodes en apportent le témoignage [15].

Longtemps encore après avoir disparu, les vieux engins conserveront leurs partisans [16].

[1] le nitrate de potasse des chimistes

[2] C’est le cas, notamment, de vallées comme celles du Nil, de l’Indus, du Gange ou du Yang-tsé-Kiang

[3] En certains points la nappe de salpêtre est telle qu’elle peut être ramassée au balai

[4] Callinique, l’architecte (ingénieur) d’Héliopolis, aurait fait connaître à l’empereur Constantin Pogonate le secret de tels produits à base d’huile de naphte (donc sinon liquides du moins pâteux), dont le secret était dans le salpêtre. Les Grecs les utilisèrent contre les Arabes, tant pour brûler leurs bateaux à la bataille des Cyziques, dans l’Hellespont (668), que pour défendre Constantinople assiégée par eux (673).

[5] Un traité établi par un certain Marcus Graecus, intitulé Liber ignium ad comburandos hostes, donnait des recettes comme celle-ci : « Prenez une livre de charbon de tilleul ou de saule, six livres de soufre, six livres de salpêtre, broyez subtilement tous les trois dans un vase de marbre,... ».

[6] Jets de dards enflammés au cours d’un siège. D’après l’Histoire du R.P. Daniel (1721) (Bibliothèque du S.H.A.T.)

[7] en Chine un morceau de bambou terminé par un nœud

[8] (Figuier).

[9] « et le présentez à vostre ennemy en le secouant contre luy, et de ce vous pouvez servir à un assault, à un estroit passage, qui tournera à un grand esbahissement à ceux contre qui on les tirera »

[10] Traité de Marcus Graecus

[11] Pyrotechnie de Hanzelet Lorrain(1630)(Bibliothèque du S.H.A.T.)

[12] Ce sont probablement de tels engins qu’un historien suisse, Rodolphe Schmidt (Le développement des armes à feu, 1870), décrit lorsqu’il dit que, en l’an 1085, « les Tunisiens avaient des vaisseaux armés de machines qui lançaient du feu et produisaient un bruit de tonnerre ».

[13] comme l’écrivaient les Portugais ; prononcez donc : pan !

[14] Cette curiosité qu’était une lance à feu jetant des cailloux paraît avoir été vue en Chine par des Arabes navigateurs (en même temps que la fusée) et transmise par eux à l’Occident (peut-être, par l’Iran ou la Turquie, à l’Empire byzantin). Elle avait été rapportée en Chine en 1271, et, cette fois, avec des tubes en métal, par les Mongols. Mais lorsque ces derniers furent chassés de Chine (1368), ils emportèrent avec eux le secret des canons. Au XVIe siècle encore, et même au début du XVIIe, ces Chinois s’étonnaient des armes à feu qu’ils voyaient sur des bateaux européens. Leurs premiers canons paraissent leur avoir été fondus par des missionnaires, parmi lesquels on cite spécialement le jésuite Adam Scheel.

[15] En 1409-1410, devant le château de Vellexon (près de Gray) assiégé par des gens du duc de Bourgogne, la plupart des bouches à feu de la région étant hors d’usage et la poudre manquant, on fut incapable d’utiliser dans des armes à feu le salpêtre et le soufre achetés chez les apothicaires. On décida alors de construire des machines de jet en copiant de vieux engins conservés dans les arsenaux de Gray et de Bracon. Les perches nécessaires furent fournies par douze gros chênes de plus de 20 mètres d’une forêt voisine. Faute d’un « maître d’engin » (on alla pourtant en chercher jusqu’en Barrois et en Suisse), deux charpentiers locaux parvinrent, au mois de novembre, à réaliser des machines qui lançaient des pierres de plusieurs centaines de livres.
En 1405, 4 à 5 000 Anglais débarquant au port de l’Écluse, 3 000 d’entre eux allèrent à une lieue de là assaillir le château. Mais les Français du château et des environs se défendirent et « tant que par le trait, canons et autre deffence reboutèrent leurs adversaires et en tuèrent bien soixante » (Enguerran de Monstrelet : Chroniques). En 1412, les hommes du Roi, qui assiégeaient Bourges, « et ceux de la ville, jectans continuellement, les uns contre les autres, de traict, de canons, de bringolles, et de bonnes arbalestres, navrèrent et occirent plusieurs de leurs adversaires ». (Monstrelet).

[16] En plein XVIIIe siècle, le chevalier de Folard, dans ses Commentaires de Polybe, soutiendra que ces vieilles armes étaient « infiniment plus justes, plus assurées et plus continues » que les armes à feu. Et dans son précieux Aide-Mémoire d’artillerie (1819), Gassendi s’amuse à raconter qu’un auteur, très connu, propose, à défaut de poudre », d’employer l’arbalète à jalet pour la défense des places, assurant que, « par ses calculs, en dix jours, il tue avec 200 arbalétriers, 16 000 assiégeants sur 20 000.


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