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8- Opération avec le 1er R.E.C.
 

OPERATION CRACHIN (février 1952)

La détente aura été courte. Le 15 au soir, je reçois l’ordre d’être le lendemain pour 10 heures prés de Nam-Dinh. Contact à prendre avec un sous-groupement du 1er Régiment étranger de cavalerie, provisoirement raccroché au G.M. 7.

J’arrive le 16, comme prévu, chez les cavaliers. Une centaine d’hommes montés sur « crabes » et « alligators ». Les crabes sont des engins à chenilles d’un volume supérieur à celui de la jeep. Ils peuvent flotter et franchir rivières et arroyos [1] grâce à la rotation des chenilles. Celui qui m’est affecté dispose d’un poste radio à demeure. Son antenne est même ornée d’une petite flamme rouge qui désigne l’artilleur à l’ami et à l’ennemi. L’équipage n’est pas protégé. Nous y sommes quatre : le sous-officier chef de bord, le conducteur, mon radio et moi. Les alligators transportent environ une section ; ils peuvent flotter et portent une mitrailleuse lourde.

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Les crabes

Le sous-groupement est commandé par un capitaine. Il m’explique la mission et me donne les cartes correspondantes. Nous serons débarqués par la Marine sur la rive ouest d’un bras du Fleuve Rouge pour désorganiser les arrières de la division 320 qui occupe la province de Tai-Binh. Notre axe dépendra de la résistance des Viêts. Il faudra éviter de se laisser bloquer, car l’idéal serait de pouvoir être partout à la fois. Nous avons des matériels qui peuvent se déplacer beaucoup plus vite que les Viêts et les surprendre là où ils ne nous attendent pas encore. J’essaierai me dit-il de savoir où je suis, mais je compte sur vous pour faire le point. Surtout ne me laissez pas sortir de la protection de vos canons. J’ai l’assurance que vos batteries s’efforceront de suivre.

Avant le départ, nous prenons tous ensemble un repas ration dans une même salle, puis, au garde-à-vous, c’est le chant du 1er R.E.C :

« Une colonne de la Légion étrangère
S’avance dans le bled en Syrie
La tète de la colonne est formée
Par le premier étranger d’cavalerie »

Ensuite, tout le sous-groupement avec ses véhicules trouve place dans un navire de débarquement de la Marine. Je profite de cette mini croisière pour commencer à colorier mes cartes : pistes en rouge, eau en bleu, car les cartes au 1/50000 en noir et blanc sont difficilement lisibles.

Je fais aussi connaissance sur le bateau de Georges Kowal, reporter cameraman. Il parait passionné par son métier et me dit vouloir suivre l’opération avec l’artilleur, car il faut un observatoire pour régler les tirs. Je lui réponds que la rizière est trop plate pour offrir un observatoire. Il faut être à l’avant pour voir et savoir ce qui se passe. Alors, nous serons ensemble ! Ce sera souvent le cinquième passager de mon crabe.

Débarquement sans problème. Au début, c’est formidable. Les crabes vont vite dans la rizière. Quelques tirs d’armes automatiques Viêts qui ne valent pas une réponse de notre artillerie. L’action de l’ennemi n’est pas coordonnée. La nuit se passe au calme ; nous montons même une tente pour quatre : le patron, Georges Kowal, le médecin lieutenant et moi.

Nous discutons du proche avenir : que peuvent faire les Viêts ?

Nous allons plus vite qu’eux. Ils vont donc s’organiser pour nous attendre, nous accrocher dans un de leurs villages fortifiés et essayer de nous prendre à revers ou de flanc en déboulant d’un ou deux villages voisins. C’est une tactique qui leur à déjà réussi !

Le lendemain, démarrage à l’aurore. Aucun paysan dans les rizières, c’est mauvais signe. Rien le matin, mais dans l’après-midi nous sommes pris dans des tirs en tous genres provenant d’un village à moins de cent mètres. La riposte est générale et je demande des tirs à cadence rapide d’une centaine d’obus sur la lisière du village. Les Viêts n’insistent pas. Nous les voyons s’enfuir. Nous approchons du village en partie en feu. Je peux retirer des flammes d’un pagodon deux statuettes en bois de Bouddha, j’en donnerai une à mon radio, puis nous dégageons sans insister.

Le 17 février ressemble au jour précédent, des tirs sporadiques le matin et sérieuse prise à partie l’après-midi avec ripostes appropriées.

Le 18 en début d’après-midi, nous sommes arrêtés par un village fortifié. L’esquive est difficile à cause des arroyos du voisinage. Le capitaine décide d’attaquer le village, les pelotons à pied, les mitrailleuses des véhicules servent d’appui feu et approchent à moins de cinquante mètres.

Je fais exécuter des tirs sur la lisière qui nous fait face. L’aéronavale est appelée. Deux avions mitraillent et larguent du napalm. Notre assaut qui suit immédiatement est néanmoins repoussé. J’aperçois quelques Viêts casqués à moins de cinquante mètres. Nouveaux tirs d’artillerie. L’ennemi se retire dans le village ; les tirs l‘accompagnent ainsi qu’un nouvel assaut de notre part.

Georges Kowal , près de moi me dit : « Je vais les filmer, je verrai aussi des Viêts » Je lui hurle : « restez ici, vous allez vous faire tuer ». Il me montre sa caméra et l’inscription « Presse » brodée sur sa manche ; il me fait un signe de la main voulant dire « Je ne crains rien, ils verront bien que je suis reporter ». Il court vers le village à la suite de nos hommes. Apres quelques longues minutes, ils sont repoussés et contraints d’en sortir ; mais Kowal ne revient pas.

Je continue à faire tirer l’artillerie depuis le poste radio dont je dispose sur mon crabe. C’est un poste du REC fixé sur le véhicule. Le câble du micro est court, je dois rester à bord à l’horizontale, allongé à coté du poste pour limiter la cible que je suis devenu. C’est alors que je reçois une balle de fusil mitrailleur. Elle pulvérise mon genou gauche et remonte ma cuisse en fracassant le fémur.

L’extrême douleur est immédiate.

Mon radio reprend le micro, annonce ma blessure, essaie de faire continuer les tirs et fait se replier le crabe.

Jusqu’au soir la situation n’évolue pas, les Viêts décrocheront à la nuit. Nous occuperons le village. Les tués et blessés seront ramenés. Georges Kowal a été tué. Sa caméra récupérée par les Viêts. Dans quelques mois, il sera remplacé par Schoendoerfer.

Nous sommes encerclés, tous les axes autour de nous sont tenus par l’ennemi, mais je ne le sais pas.

Je suis devenu un des nombreux clients du jeune médecin qui nous accompagne. Il a été admirable, et s’est dépensé toute la nuit auprès des blessés. Il a traité sommairement ma blessure et m’a plongé dans une somnolence ininterrompue jusqu’à l’hôpital. C’est lui qui m’a annoncé l’encerclement. J’aurais alors dit à mon fidèle radio « Je ne veux pas être prisonnier ». Réponse : « Ne vous en faites pas mon lieutenant, je suis 1à ».

Dans la matinée, nous sommes dégagés par un bataillon de Marocains. Ils sont là avec des half-track [2]. Ils chargent les blessés côte à côte sur des brancards qui vont d’une ridelle à l’autre ; et les morts en dessous, sur le plancher du véhicule.

En route vers Haiphong, hôpital Ciais.

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[1] Arroyo : Chenal souvent a sec, transformé en torrent temporaire après les pluies dans les pays tropicaux.

[2] Véhicule U.S semi-chenillé et blindé.


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