Le III/5ème REI [1] est un bataillon à 3 compagnies de combat. Le chef de bataillon veut rester très actif et faire de son environnement une zone dangereuse pour le Viêt-Minh. Il me demande de déterminer les coordonnées des points utiles pour l’ennemi et de faire préparer des tirs sur eux : observatoires, points de passage de la rivière, zones favorables à des embuscades. C’est pour moi l’occasion de commencer un superbe croquis panoramique sur 360 degrés qui fera l’admiration des légionnaires, et qui se révélera fort utile pour faire tirer rapidement sur les points où on soupçonne une présence Viêt. Il ne se passe pas de jour sans que je fasse exécuter une dizaine de ces tirs aux résultats incertains ; ça conforte les légionnaires, mais ça agace mon commandant de groupe qui éprouve quelques difficultés pour faire transporter les munitions sur des pistes défoncées.
De fréquentes patrouilles aux effectifs variables, du groupe à la compagnie, empêchent le Viêt-Minh de s’approcher impunément de La Phu. Je demande à accompagner chaque sortie de compagnie. Il nous arrive parfois d‘accrocher un élément Viet qui s’empresse de disparaitre. Une seule fois, l’ennemi posté au pied du Ba-Vi déclenche brutalement le feu sur la compagnie, en terrain découvert. Il disparut après nos premiers obus de 105.
Ces fréquentes sorties m‘ont fait connaitre dans tout le bataillon. Entre eux, les légionnaires m’appellent : « Le lieutenant de la régulière ». Je commence à faire partie de la famille ; étant dans un bataillon où le légionnaire est d’origine allemande ou autrichienne, j’essaie de comparer mon allemand scolaire avec l’allemand du soldat, c’est quelquefois drôle.
Mais nos préoccupations principales sont ailleurs. Les Viêts cherchent à se rendre maîtres de la Rivière Noire et ses environs, au nord d’Hoa- Binh. Le poste de Tu-Vu situé entre La-Phu et Hoa-Binh, tenu par un bataillon du GM 7 a été pris en une nuit. Le repli bien dirigé a permis de sauver la plupart des hommes dont le DLO, qui s’est retrouvé en bon état à l’Est de la Rivière Noire.
Un poste tenu par une compagnie dans le mont Ba-Vi a aussi été enlevé en une nuit. Depuis La-Phu nous avons pu suivre son agonie, mais hors portée de nos canons, sans liaison radio, nous n’avons pu intervenir d‘aucune manière. A qui le tour ? Peut-être à nous, car les Viêts ont sciemment placé à un de leurs points d’observation un beau croquis de notre piton. Il n’y manque pas un emplacement de tir, même factice, ni même mon poste radio. Ce croquis est considéré comme l’avertissement d’un prochain assaut.
Pendant mon séjour au III/5ème REI, la 2ème batterie du GAC AOF, celle ou je suis affecté, vient s‘installer près de La-Phu, de l’autre côte de la rivière. Mais cette position doit déplaire au Viêt-Minh. Lors d’un bel après-midi de décembre, l’attaque commence par des tirs de mortiers qui précèdent un assaut d’infanterie débouchant du Village à environ 300 mètres.
Depuis le piton, je peux voir les départs de feu des mortiers. Ils ont eu la malchance de s‘installer à l’emplacement d’un tir préparé. Le temps d’un appel aux deux autres batteries du Groupe, et les quatre ou six mortiers Viêts disparaissent à jamais. Lors de l’assaut, les quatre canons de la batterie déjà alertes par les premiers coups de mortier, tirent leurs obus préparés pour éclater à 20 ou 30 mètres après la sortie des tubes, au nez des assaillants. Ainsi se termine la courte bataille, sans dégâts de notre côte, mais le lendemain, la batterie recevait l’ordre de quitter la position.
Voici le 24 décembre. La nuit de Noël sera calme, très calme, c’est la trêve pour tous. Le lieutenant qui m’héberge sur le piton et qui commande la compagnie, m’invite à faire avec lui le tour de ses sections. Chacun fête Noël sous la tente. La plupart des légionnaires sont allemands, et chantent dans leur langue. Magnifique ! Puis arrivent les cadeaux. Ils m’offrent un bracelet en argent portant l’insigne du 5ème REI, et mon nom gravé, ce qui aidera à me reconnaitre en cas de misère.
L’activité habituelle du bataillon ne se relâche pas. On sent que le Viêt est tout proche et qu’il nous prépare un mauvais coup. Un matin nos patrouilles sont bloquées au-delà d’une centaine de mètres au sud du piton sur la rive ouest (côte Viêt) de la Rivière Noire. C’est étrange et non conforme à leur harcèlement habituel.
La végétation très dense ne permet pas de déceler une présence quelconque en bordure de la rivière. Bien qu’ayant un tir préparé sur cette partie de rive, je fais procéder à un nouveau réglage pièce par pièce par notre batterie en position à 5 ou 6 kilomètres. Les premiers coups tombent à l’eau. Il faut donc peaufiner le pointage de chaque pièce puis faire rester les canons sur ces éléments, prêts à tirer sans délai.
Par radio, le commandant du GAC AOF me demande encore d’économiser les munitions. Ce n’était pourtant pas le moment car vers midi, venant de la rive suspecte, des rafales de plusieurs armes automatiques, et des tirs de bazookas se déclenchent simultanément sur le convoi fluvial de 6 ou 7 bateaux venant de Hoa-Binh.
Un appel radio, et mes tirs s’abattent aussitôt sur l’embuscade. La centaine d’obus qui éclatent dans les feuillages au-dessus des tètes réduisent rapidement les Viêts au silence. Ils auraient eu des pertes non négligeables. De notre côté, aucun mort, aucun blessé, aucun bateau sérieusement endommagé.
Ce succès nous a valu un beau message de la Marine, mais les convois fluviaux cessèrent.
Vers le 15 janvier, je reçois l’ordre de quitter le III / 5ème REI et de rejoindre ma batterie. Dommage car je m’y suis intégré. Le chef de bataillon me fait part de son intention de me garder avec lui pour les opérations à venir. J’essaie de lui faire comprendre que ce sera difficile, mais il fait cependant la demande au commandant du GM 7, et il veut que j’en informe mon commandant de Groupe.
Quelques heures après, il vient me dire qu’il s’est fait « aimablement engueuler ». Quant à moi, il me faudra écouter à la radio, sans répondre, un sermon de mon commandant de Groupe, du genre : « Vous avez la confiance du III / 5ème, mais nous ne sommes pas ici pour voyager selon notre bon plaisir et choisir nos compagnons de route. En conséquence, un véhicule sera demain matin à La-Phu pour vous ramener à votre batterie d’affectation. Bonne route quand même. »
Dernière nuit au III / 5ème, le chef de bataillon m’offre l’insigne du 5ème REI.
J’arrive donc à la batterie, heureux de retrouver les deux lieutenants, les équipes de pièces, mon lit de camp, ma cantine. Nous fêtons nos retrouvailles avec un repas d’excellence : cognac, soda, boites de rations américaines avec viande et fromage sucrés, vin en poudre (français) biscuits de guerre et cigarettes Camel. L’ambiance est excellente. Le lendemain nous devons rentrer à Gia-Lam, notre base arrière, pour nous remettre en forme, les hommes et le matériel. Ce devait être un repos prévu d’une semaine. Avant de m’endormir, j’entends dans la tente voisine, mon radio qui raconte nos exploits à ses amis.
[1] 3ème bataillon du 5ème régiment étranger d‘infanterie