GEORGES POIVILLIERS, décédé le 8 mars 1968, était né le 15 mai 1892 en Touraine à Draché, dans le département d’Indre-et-Loire. Après d’excellentes études faites au Lycée de Tours, il est reçu en 1913 à l’École Centrale, mais la guerre devait alors survenir : il part dès 1913 effectuer son service militaire qui devait en fait se prolonger jusqu’en 1919, date à laquelle il entra pour de bon à l’École à laquelle il avait été reçu six ans auparavant.
La guerre, il devait la faire comme la très grande majorité des élèves de l’École Centrale, comme officier d’artillerie. Grièvement blessé le 29 octobre 1914, il décide, dès son retour au front, de passer dans l’aviation comme observateur d’artillerie et il y reste jusqu’à la fin des hostilités.
Sa conduite très brillante lui vaut quatre citations et se solde, en 1920, par la croix de Chevalier de la Légion d’honneur à titre militaire avec le « motif » suivant :
"Jeune officier qui, pendant toute la durée de la guerre, aussi bien dans une batterie que comme observateur en avion, a prodigué les actes de bravoure, fournissant toujours un rendement merveilleux. Une blessure, quatre citations."
Ce long passage dans l’aviation comme observateur d’artillerie devait avoir sur sa carrière une influence décisive. Ses deux missions essentielles étaient alors de repérer les batteries ennemies et de reporter leurs emplacements sur les cartes hélas ! bien imparfaites, dont on disposait alors, - et, également, de régler le tir des batteries françaises sur des objectifs le plus souvent désignés par leurs coordonnées et qu’il fallait identifier sur le terrain. Ce qui revient à dire qu’il avait à longueur de journées à confronter le terrain tel qu’on le voit à partir d’un avion volant à relativement faible altitude (ce qui était la règle alors), avec le document cartographique imparfait dont il disposait.
Un esprit ingénieux comme le sien, ayant de bonnes bases mathématiques et particulièrement doué pour les problèmes de géométrie, ne pouvait pas ne pas se poser le problème de l’établissement de cartes précises à partir de documents photographiques obtenus en avion.
Ce problème, non seulement il se l’est posé, mais il a dû le retourner sans cesse dans son esprit et il lui a trouvé une solution qui, par bien des côtés, est originale. Pour bien préciser la place de Georges Poivilliers dans le domaine de la Photogrammétrie aérienne, je citerai les quelques lignes suivantes que j’emprunte à sa Notice de candidature à l’Académie en 1946 :
« Entre 1914 et 1919, la Photogrammétrie terrestre était restée stationnaire. En 1919, la Photogrammétrie aérienne commençait à poindre, mais elle était pratiquement inexistante et, pour beaucoup de géomètres et de topographes, c’était même une véritable utopie. Cela n’empêcha pas, tant en France qu’à l’étranger, un certain nombre de chercheurs qui s’ignoraient mutuellement et ignoraient même, le plus souvent, les travaux de leurs devanciers, d’aborder le problème. Je fus l’un de ceux-ci. »
Rendons l’hommage qu’elle mérite à la modestie de cette expression.
Oui ! il fut seulement l’un de ceux-ci, mais grâce à Georges Poivilliers, il y eut, au problème très complexe de la Photogrammétrie aérienne, une solution complète française et la solution Poivilliers doit être considérée au moins comme l’égale des solutions mises au point par Zeiss en Allemagne, par Wild en Suisse, par Santoni et Nistri en Italie et d’autres encore. (...)
Je n’ai pas l’intention de vous exposer ici un Cours de stéréophotogrammétrie aérienne même sommaire. Je vous dirai seulement les immenses difficultés du problème dès que l’on a affaire à un terrain accidenté et, surtout, naturellement, à un terrain montagneux.
Une solution, qui ne peut être que partielle, peut être obtenue pour les terrains plats : c’est la solution du « redressement » qui consiste en une transformation préalable des clichés (qui sont pseudo-verticaux) en des clichés rigoureusement verticaux, fournissant directement la carte et permettant une restitution graphique dans le cas particulier envisagé d’un terrain plat, sans qu’il soit facile de préciser la limite d’application.
Poivilliers s’attaqua à la solution du problème général : vues prises dans des conditions quelconques et inconnues ; tracé de la carte de façon continue.
Je voudrais montrer en quelques mots très brefs comment on peut envisager, en stéréophotogrammétrie aérienne, un tracé continu dés courbes de niveau du terrain et cela avec une précision supérieure au mètre et quel que soit le terrain :
Les prises de vues sont effectuées automatiquement par bandes parallèles ; le recouvrement entre deux clichés successifs doit être de 60% (c’est-à-dire légèrement supérieur à 50%), et les bandes doivent se recouvrir latéralement à 10% (pour être sûr qu’il ne reste pas de blancs entre deux bandes voisines). Ces difficiles conditions exigent l’emploi d’avions spéciaux et surtout d’équipages entièrement spécialisés. La stéréophotogrammétrie aérienne n’est pas un problème pour des amateurs, mais seulement pour des spécialistes. Une telle escadrille spécialisée, riche d’une quinzaine d’avions à hautes performances, existe en France et a été constituée par l’Institut Géographique National. On ne travaille alors que sur la partie du terrain commune à deux clichés successifs d’une même bande, dont les prises de vues à peu près verticales proviennent de deux positions de l’avion, distantes, disons de quelques centaines de mètres, ce qui constitue la base d’une « hyperstéréoscopie ». Imaginons maintenant un appareil qui sera forcément très compliqué, dans lequel deux chambres de projection, aussi identiques que possible aux chambres de prises de vues, seront placées dans deux positions « homologues » à celles des chambres en avion et renfermeront en positifs sur verre les photographies prises par l’avion.
J’utilise ici le mot "homologue" dans son sens le plus général dont je ne donnerai aucune définition précise. Et examinons ces deux clichés simultanément dans une lunette stéréoscopique assez puissante. Nous en retirerons une notion de relief hyper-accentué. Imaginons maintenant qu’il y ait dans le champ de là lunette un repère qui puisse être enfoncé plus ou moins dans la lunette. Ce repère paraîtra, soit au-dessus du terrain, soit en dessous. Pour un enfoncement déterminé il sera au contact du terrain. Si nous bloquons cette position particulière du repère mobile, nous pourrons rechercher par tâtonnements tous les points du terrain qui sont à la même altitude que le premier. Si, à l’aide d’un système pantographique quelconque, le mouvement du repère est lié à un crayon susceptible d’écrire sur une planchette, elle-même située sur une table voisine, la pointe du crayon décrira la courbe de niveau relative au premier point. Il faut évidemment, pour que tout cela ait une signification, que l’on ait assuré au préalable une correspondance exacte entre cinq points au moins du terrain identifiés sur les photographies et connus par leurs coordonnées avec les cinq points correspondants, reportés à l’avance sur la planchette par ces mêmes coordonnées, points dont les altitudes doivent être également fournies à l’avance. Tout cela exige, en principe, des opérations à caractère géodésique effectuées au préalable sur le terrain.
Comme on le voit, tout cela est extraordinairement simple. Il n’y a qu’à....
Il n’y a qu’à concevoir et créer le matériel nécessaire, y compris le matériel de prises de vues automatiques, où la succession de ces prises de vues est fonction du champ et de la focale de l’appareil photographique, ainsi que de l’altitude et de la vitesse de l’avion. Et il faudra même réaliser plusieurs ensembles de matériels différents, adaptés aux différents problèmes qui se posent à l’exécutant, car il est évident que l’on ne traitera pas de la même manière l’établissement d’une carte régulière au 20 000e ou au 25 000e, et une carte à plus petite échelle en pays d’outre-mer par exemple.
Tout ce matériel existe. Comme le dit Georges Poivilliers lui-même :
« Ce matériel, je l’ai imaginé, j’en ai dirigé les études de fabrication, j’en ai suivi l’usinage, j’en ai dirigé les réglages ».
Le démarrage fut en fait assez long, à cause des lenteurs administratives. Le Service Géographique de l’Armée, seule partie prenante possible importante, ne disposait d’aucun crédit d’études. et se heurtait au scepticisme du plus grand nombre. Le premier appareil, type A, conçu dès 1920, fut commandé partie en 1924, partie en 1925 et ne fut livré qu’en 1927, et c’est en 1932 seulement que le Service Géographique de l’Armée incorpora, pour la première fois, dans ses publications officielles, un levé effectué avec l’appareil Poivilliers.
De nouveaux appareils allaient suivre, dénommés type B, puis type C (plus spécialement réservés à l’Afrique du Nord) et type D (plus spécialement réservés aux pays dits d’outre-mer).
Actuellement la stéréophotogrammétrie aérienne a acquis un droit de cité incontesté. Elle n’est plus opposée, comme elle l’a été trop longtemps, à la Topographie classique, elle en fait partie et même elle en constitue la partie essentielle.
Comme l’a dit le Général Hurault, alors Directeur de l’Institut Géographique National, dans le discours prononcé le 6 mars 1948 lors de la remise à Georges Poivilliers de son épée d’académicien :
« Le Service Géographique de l’Armée, puis l’Institut Géographique National qui lui a succédé, a été l’animateur, puis l’usager le plus important, collaborant à la mise au point des instruments, suscitant sans cesse des améliorations par ses exigences et sa recherche de la perfection. »
L’ Institut Géographique, en particulier, a assuré l’expérimentation des méthodes et des instruments par des vérifications sur le terrain qui, dans ce cas, sont essentielles.
A l’heure actuelle l’ Institut Géographique National dispose de 126 appareils de restitution représentant une valeur de 4 milliards de francs. C’est l’ensemble le plus important qui existe au monde.
Mais, quels que soient les perfectionnements et mises au point apportés à ses appareils, Georges Poivilliers a été et reste l’inventeur et, de toutes les manières, un grand ingénieur, un très grand ingénieur, au sens le plus complet de ce terme, bouillonnant d’idées certes, mais en en recherchant chaque fois l’application mécanique ou optique, rajoutant une bielle à un endroit, un volant à un autre, un renvoi optique en un troisième point, etc.
Il était quelquefois difficile de se faire expliquer par Poivilliers lui-même le fonctionnement d’un de ses appareils, car il était immédiatement entraîné à vous parler de l’appareil suivant qui était déjà en cours de réalisation et qui permettrait d’introduire un nouveau progrès.
Georges Poivilliers est resté toujours très attaché à l’École Centrale dont il avait été l’élève. En 1949, il était président du Jury d’admission, en 1950 membre du Conseil de Perfectionnement et, de 1952 à 1962, il fut Directeur de cette grande École où il était déjà, depuis 1937, Maître de Conférences et Chef de travaux de Topographie. Il fut également Professeur de Photogrammétrie au Conservatoire National des Arts et Métiers et, depuis sa création, à l’École Nationale des Sciences géographiques, que j’avais alors l’honneur de diriger. Je rappelle qu’il avait été élu dans notre compagnie le 9 décembre 1946 dans la Section de Géographie et Navigation, à la place laissée vacante par le décès du Général Georges Perrier, et qu’il en fut le Président en 1964.
Georges Poivilliers restera dans l’histoire en France des Sciences et des Techniques comme un grand Ingénieur, un Ingénieur inventeur et un réalisateur allant toujours jusqu’au bout de ses conceptions.
L’Académie des Sciences renouvelle à la famille de Georges Poivilliers les condoléances profondément attristées que notre Confrère Paul Bastien lui a déjà exprimées en son nom lors des obsèques le 13 mars 1968. J’y joins personnellement mes condoléances à son fils Jean que j’ai eu, en 1950-1952, comme élève à l’École Nationale des Sciences géographiques.