par Georges Poivilliers, Président de l’Académie des sciences et de l’Institut.
Dans son adresse à l’occasion du cinquantenaire du repérage, Georges Poivilliers synthétise avec brio ce que furent les rôles des SROT et des SRS du Repérage pendant la 1ère Guerre mondiale.
Il met en exergue également l’attrait exercé par le Repérage auprès des scientifiques, fortement mobilisés dans la mise au point de la technique et des méthodes.
Bien que je ne sois devenu officiellement des vôtres qu’à partir du moment où les officiers de réserve du Service géographique de l’Armée furent rattachés au Centre de perfectionnement du Repérage, j’ai accepté, sous l’amicale insistance du président Thiberge, de rappeler aujourd’hui ce que fut l’action du Repérage au cours de la guerre 1914-1918.
J’ai, comme beaucoup d’artilleurs de l’époque, tenté de déterminer la position de batteries allemandes en visant les lueurs des coups de départ et en déterminant leur éloignement par la mesure du temps écoulé entre la perception optique de ces lueurs et la perception acoustique du son correspondant. Sans chronomètre, nous appréciions les secondes en comptant mentalement un, deux, trois, quatre, cinq, six - un, deux, trois, quatre, cinq, six. On arrive à prendre facilement la cadence et à apprécier la demi-minute à un sixième de seconde près. Peut-être des camarades dotés, comme Pariselle, de chronomètres de précision du Service géographique, ont-ils fait mieux, mais ce n’était encore qu’une première approche.
En effet, lorsque le front vint à se stabiliser à l’automne 1914, les batteries ennemies s’éloignèrent et se dissimulèrent et, pour les contrebattre, le besoin impérieux se fit sentir de les détecter et de les repérer scientifiquement avec précision.
Ce fut la recherche et l’établissement sur les lignes de crête, d’observatoires jouissant des vues les plus étendues sur l’arrière des lignes ennemies. Leur position et leur orientement étaient déterminés avec le plus grand soin par les équipes des canevas de tir chargées des levés à grande échelle de la carte du front (plans directeurs), équipes encadrées par le personnel du Service Géographique de l’Armée et du Service Hydrographique de la Marine.
Un important réseau de lignes téléphoniques reliait ces observatoires entre eux ainsi qu’aux états-majors et aux batteries d’artillerie de leur secteur. Leur équipement optique comportait de puissantes lunettes, monoculaires et binoculaires, qui permettaient de déterminer avec la précision du millième les directions de visée. La position des points repérés était obtenue par l’intersection des visées homologues provenant de plusieurs observatoires conjugués. Le personnel permanent constituait une section de repérage par observation terrestre (S.R.O.T.). De tous les observatoires qui jalonnaient le front, il en est un dont je me souviens plus particulièrement, le Sinaï, situé sur la montagne de Reims aux environs de Verzy et de Verzenay - fameux par leurs crus.
Mais l’observation visuelle ne fut pas la seule façon utilisée pour repérer l’activité de l’artillerie ennemie : nous devons dire maintenant quelle fut la genèse des sections de Repérage par le Son (S.R.S.).
Dès septembre 1914, l’astronome Ernest Esclangon avait proposé une méthode originale de repérage des pièces en action, basée sur la mesure des différences de temps mises par un même ébranlement sonore pour parvenir à divers points de positions connues. La position de cet ébranlement était fournie par l’intersection de branches d’hyperboles dont les foyers étaient les points de réception du son. Ce repérage par le son avait - sur le repérage optique - l’avantage de ne pas être entravé par la brume, d’échapper à diverses formes de camouflage, de saisir immédiatement les batteries en action.
La méthode Esclangon comportait un problème de géométrie qui fut vite ramené par nos mathématiciens à n’être guère plus compliqué que celui de l’intersection des droites de visée des observatoires terrestres. Elle comportait aussi un problème de physique beaucoup plus ardu, qui nécessita la création d’un matériel scientifique nouveau et la mise au point d’une délicate technique d’application. Ce n’est qu’à partir de 1915 que des essais se poursuivirent, tant à l’intérieur que sur le front.
Au début, des opérateurs, placés dans des postes de position connue, transmettaient à un poste central, à l’aide d’un manipulateur, l’instant précis où ils percevaient le son du coup de départ. Cette liaison manuelle entachée d’un trop grand facteur personnel fut vite remplacée par une liaison automatique. Une membrane de microphone, vibrant sous l’impulsion sonore, modulait un courant électrique qui actionnait un oscillographe au poste central. Les oscillations provenant des divers postes étaient enregistrées sur une même bande qui se déroulait à une vitesse constante et sur laquelle s’enregistraient simultanément les indications d’un chronomètre. Le dépouillement de ces bandes qui devaient fournir avec précision les intervalles du temps se révéla beaucoup plus complexe et délicat qu’il n’était prévu.
On remarquait, en effet, qu’à un coup de canon correspondaient deux ondes sonores de nature différente, une onde de bouche provenant de l’ébranlement de l’air au départ du coup et une onde de choc due à la traversée de l’atmosphère par l’obus tout le long de sa trajectoire, cette seconde précédant la première de façon irrégulière et propre à tromper gravement l’auditeur sur la direction de la source sonore. D’expériences effectuées au polygone d’ Artillerie navale de Gâvres, Esclangon montra que l’onde de bouche engendre des variations de pression à oscillations lentes, parfois peu audibles, mais plus importantes que celles provenant de l’onde de choc, et que, par suite, les microphones devaient être étudiés de façon à permettre une sélection facile des ondes de bouche. Plusieurs physiciens s’attachèrent alors à résoudre ce problème, avec toute la variété de leur imagination.
Henri Abraham, assassiné par les Allemands durant la seconde guerre, conçut des postes dans lesquels la plaque vibrante, placée devant un réservoir de grande capacité, agissait sur une capsule téléphonique à grenaille de charbon, qui commandait au poste central un oscillographe mécanique dont les mouvements étaient enregistrés sur une bande de papier enduite de noir de fumée.
Dans le microphone Dufour, un circuit électrique solidaire de la plaque vibrante oscillait dans un champ magnétique. Le courant modulé agissait sur un galvanomètre à miroir qui envoyait sur un film photographique en déroulement l’image d’un point lumineux.
Dans le microphone Bull, l’onde sonore faisait varier la résistance d’un fil de platine et modulait un courant électrique qui le traversait. Au poste central, ce courant passait dans un fil tendu entre les armatures d’un puissant électro-aimant, fil dont les vibrations dues au passage du courant modulé étaient enregistrées photographiquement.
Le dispositif Cotton-Weiss fournissait l’inclinaison de la direction de la source sonore sur une base courte, mais pour avoir une précision angulaire du millième, les intervalles de temps devaient être mesurés au millième de seconde, ce qui nécessitait l’emploi d’un galvanomètre balistique.
Les postes TM 16, puis TM 18 d’Henri Abraham, plus robustes que les autres, moins onéreux de construction comme de fonctionnement, et par suite mieux adaptés au combat, furent retenus pour équiper les sections S.R.S. de 1916 à la fin de la guerre.
Mais d’importants problèmes demeuraient en suspens, qui ne pouvaient être décelés et résolus que par la pratique de l’utilisation sur le front : perfectionnement du matériel, étude de correction des influences météorologiques (vent et température), choix des positions des postes sur le terrain influencés par les zones d’ombre sonores. C’est la raison pour laquelle le commandement des sections de Repérage par le Son fut confié à du personnel de haute formation scientifique, recruté en particulier dans l’Université.
L’Académie des Sciences s’honore d’avoir compté parmi ses membres un grand nombre de savants qui s’intéressaient au repérage par le son, citons avec son créateur Esclangon, Emile Borel, Jacques Hadamard, Léon Bertrand.
D’autres commandèrent au front des sections S.R.S. : les mathématiciens Chazy et Georges Darmois, les physiciens Aimé Cotton, Cabannes. Eugène Darmois, Ribaud. Pérard, hélas ! aujourd’hui disparus.
Mais je suis heureux de saluer la présence ici de mon éminent confrère Jacques Duclaux, chimiste et biologiste, à côté duquel je siège depuis plus de dix-huit ans et qui me fit, voici dix jours seulement, sa première confidence sur ses activités de guerre. Il a pourtant commandé pendant deux ans et demi à partir du 17 avril 1915 la S.R.S. n° l, installée à Reichsberg dans les Vosges. Et, sans son extrême modestie, c’est à lui qu’aurait pu revenir cet honneur de rappeler l’action des quelque deux cents sections de repérage S.R.O.T. et S.R.S. qui finirent par équiper tout le front de combat, en 1918.
La mission du repérage consistait à fournir au Service des Renseignements de l’Artillerie des Armées les coordonnées des batteries ennemies>, précieux documents qui s’ajoutaient aux autres renseignements provenant des observatoires aériens, ballons captifs appelées saucisses, ou des avions d’observation qui survolaient les lignes, photographiaient les arrières ennemis, réglaient les tirs de notre artillerie mais se laissaient parfois abuser par le camouflage.
On se rappelle les " Berthas " qui bombardèrent Paris en 1918 : très tôt, la S.R.S. de notre camarade Chazy avait donné de l’une d’elles une position fort exacte, mais, en raison de son désaccord avec les aviateurs, les artilleurs ne lui accordèrent pas le crédit mérité pour une contrebatterie immédiate.
Le travail des deux cents sections de Repérage n’alla pas sans pertes pénibles. Les reconnaissances, les travaux topographiques effectués au voisinage immédiat des lignes, pour l’implantation des postes S.R.S. et S.R.O.T. comportaient tous les risques qu’ont connus les combattants, de même que l’entretien et la réparation incessante de longs circuits téléphoniques sous les bombardements.
Je ne puis terminer sans apporter à la mémoire de tous nos camarades tués à l’ennemi le témoignage de notre souvenir douloureusement ému.