L’observation par la vue est bien la plus naturelle qui soit et elle a d’ailleurs été utilisée de tout temps pour repérer les emplacements des dispositifs ennemis. Jusqu’à la fin du XIXème siècle, les capitaines d’artillerie juchés sur leurs chevaux repèrent directement leurs cibles et dirigent le tir de leurs canons à l’aide d’une longue vue. Les premiers jours de la guerre 14-18 permettent encore ce mode de repérage mais les déterminations visuelles deviennent bientôt impossibles. Le camouflage des batteries et l’éloignement des pièces rendent caduque toute tentative. Néanmoins, on trouve très vite la parade pour continuer d’utiliser le champ visuel. Les observateurs se projettent alors dans l’espace aérien, grâce à l’aviation d’observation qui sert à localiser les batteries. Mais le véritable repérage visuel des batteries est, comme le repérage le son, l’œuvre des artilleurs eux-mêmes.
Les premières méthodes telles que les décrit l’un des repéreurs, M. POIVILLIERS, membre de l’Institut, peuvent paraître archaïques :
« J’ai, comme beaucoup d’artilleurs de l’époque, tenté de déterminer la position des batteries allemandes en visant les lueurs des coups de départ et en déterminant leur éloignement par la mesure du temps écoulé entre la perception optique et la perception acoustique du son correspondant. Sans chronomètre, nous appréciions les secondes en comptant normalement ».
a. La base technique
Le principe consiste à exploiter les éléments que les batteries ne peuvent camoufler : toutes les pièces en action dégagent en effet une flamme, de la fumée et une lueur. La flamme et la fumée se produisent près de la bouche des canons et sont visibles à grande distance. La fumée peut être aperçue sous forme de cône ou d’un nuage déporté par le vent. Les lueurs sont surtout visibles de nuit, de très loin, mais couvrent une plus grande étendue. Ces divers phénomènes révèlent, de nuit comme de jour, la présence d’une batterie et la direction dans laquelle elle se trouve. Mais son emplacement précis ne peut être déterminé, à moins de connaître la distance la séparant du poste d’observation.
Le procédé est applicable par tous et répond à l’urgence mais la précision des déterminations ainsi obtenues n’est pas très bonne. A l’image des tâtonnements qu’a connus le repérage par le son, scientifiques et combattants vont prendre le problème à bras le corps afin de mettre au point une méthode de repérage fiable. Mais dans le domaine de l’observation terrestre, les travaux aboutiront bien plus vite et les Sections de Recherche par Observations terrestres adopteront très tôt leur configuration définitive. Le procédé choisi est celui des recoupements de directions. Il consiste à établir plusieurs observatoires, au nombre de trois ou quatre, à partir desquels la direction d’un phénomène est déterminée par rapport à un repère commun. Un poste central situé à l’arrière recueille les directions envoyées par chaque repéreur.
Sur une planchette d’objectifs à grande échelle sont reportées les positions des observatoires et le repère commun, les directions sont matérialisées pour obtenir une intersection ou un chapeau qui n’est autre que la position de la batterie repérée.
En fait, ce système rejoint celui du repérage par le son : le travail est effectué avec la même structure de poste d’observation subordonné à un central qui dépouille les renseignements. La méthode des intersections des directions de visées rappelle celles des intersections d’hyperboles.
b. Les conditions nécessaires à son bon fonctionnement
L’emplacement des observatoires doit être choisi avec le plus grand soin : le manuel élémentaire du Chef de section SROT, édité en 1917 par le SGA (Service Géographique de l’Armée) [1] assigne à une section à trois postes la surveillance d’une portion de terrain de trois kilomètres (front actif) à dix kilomètres de largeur (front peu actif), l’éloignement entre deux postes est d’au moins deux mille cinq cents mètres mais doit quand même permettre d’observer la même zone. De plus, bien qu’étant au plus près des ennemies pour garantir la précision suffisante, les repéreurs doivent aussi assurer la permanence de leur travail et de leur liaison avec
l’arrière. Il est donc délicat de trouver l’emplacement idéal qui conjugue possibilité de camouflage et vue étendue de la zone ennemie.
Les observations et les centraux doivent disposer de documents topographiques nombreux et précis. Il est d’abord indispensable de connaître la position exacte des postes et celle des repères communs car la moindre erreur risque de fausser les déterminations. De plus, les repéreurs doivent connaître très précisément le terrain qu’ils ont à couvrir pour affiner leurs observations. Et c’est à ce niveau qu’interviennent les Groupes de Canevas de Tir d’Armée (GCTA), créés le 12 décembre 1915 sous la houlette du Service de Renseignement de l’Armée (SRA). A l’aide de différentes mesures et de photos aériennes, les spécialistes du GCTA (architectes. géomètres, artistes-peintres) tentent de restituer des plans et des cartes avec d’autant plus de facilité que le front reste stable. Ils sont chargés de fournir les différents travaux topographiques nécessaires au commandement mais aussi aux unités et aux observatoires, comme par exemple des listes de points géodésiques, pouvant servir de repères ou les coordonnés exactes des postes. Bientôt, ces GCTA s’effaceront devant les sections topographiques propres aux unités de repérage mais ils conserveront tout de même un droit de regard sur leurs travaux en tant que conseillers techniques. En tout cas, cette collaboration aura prouvé le rôle indispensable de la topographie les unités de repérage par observation terrestre comme par le son.
La formation des repéreurs influe également sur la précision des déterminations. Le personnel servant au central se compose de scientifiques et de techniciens capables de résoudre les problèmes géométriques théoriques et d’utiliser le matériel adéquat. Dans les observatoires, les guetteurs doivent s’habituer à leur matériel d’optique et de visée pour être opérationnels le plus vite possible dès les premiers tirs adverses.
Enfin, une certaine expérience est nécessaire pour discerner des fumées ou des lueurs camouflées. Des instructions sont organisées en batterie de tir pour former le personnel aux effets des canons ou obusiers. Pour peu que ces règles soient respectées, ce principe de repérage est donc assez simple.
c. Le matériel
La mise au point du matériel connaît moins de péripéties que dans le domaine acoustique. Beaucoup d’instruments déjà en service sont utilisés et les rares réalisations techniques propres à cette spécialité acquièrent très vite leur état définitif. Un historique de la mise au point des matériels n’est donc pas nécessaire mais, en revanche, un inventaire s’impose pour mieux comprendre le fonctionnement d’une section.
Au niveau des observatoires, les guetteurs disposent de matériels optiques existant déjà avant-guerre. Comme déjà dit, le repérage se base sur le recoupement direct des visées effectuées par chaque poste. Ces droites sont obtenues en mesurant l’écart angulaire entre la direction de l’objectif et une « direction repère » bien connue des postes et du central. Les repéreurs emploient donc tous les appareils permettant de mesurer précisément les écarts angulaires, en plus des appareils optiques :
Ces dispositifs de visée, cercles ou goniomètres, nécessitent d’être réglés par rapport à un repère fixe ; leur stabilité est donc indispensable d’autant plus qu’on fixe dessus jumelles et binoculaires. Boussole,
jumelles, cartes et plans directeurs complètent le lot.
Au niveau du poste central, Sont assurés l’acquisition puis l’exploitation des renseignements.
Ces fonctions d’organisation et de liaison nécessitent un équipement plus lourd :
• cartes et panoramas établis par les GCTA ou les topographes de la section qui les tiennent à jour. Elles représentent aussi fidèlement que possible la configuration du terrain et les positions des observatoires, des batteries ennemies et tout autre élément susceptible d’aider à une localisation ou une analyse de situation plus rapide y sont reportés.
• la planchette d’objectifs ou planchette à fils sert à tracer les droites de visées afin de déterminer une intersection. Elle matérialise le plan directeur du terrain d’opération avec la position exacte des observatoires, entourée d’une graduation circulaire correspondant à des angles de dix millièmes. Un dispositif constitué d’une ficelle attachée à un pivot est fixé sur chaque point Il permet ainsi d’amener le fil sur la graduation correspondant aux renseignements du poste et tracer une droite de visée.
• l’appareil enregistreur ou tableau des relais est l’un des seuls instruments résultant d’une évolution du système. En effet, mis part les problèmes géométriques d’intersection, les repéreurs n’ont rencontré qu’un seul problème technique : la discrimination des visées. Lorsque les postes envoyaient leur rapport au central après des tirs ennemis, il était difficile de savoir si les observations transmises concernaient la même batterie. Pour être sûrs que chaque poste vise bien la même lueur, les observateurs utilisent d’abord la méthode des chronographes : en même temps que la direction de visée, ils transmettent l’heure exacte correspondante ce qui permet de mettre en évidence la simultanéité des visées sur un même objectif. Mais plusieurs inconvénients demeurent. La lecture de la nuit s’avère délicate et des déréglages peuvent tout perturber. De plus, la précision de ces chronomètres n’est que de l’ordre de la seconde, donc nettement insuffisante sur un front très actif. Dès 1915, la nouvelle « méthode des tops » remplace définitivement les chronographes. Le dispositif télégraphique inventé se compose de manipulateurs morse, dit « boîtes de topage », installés dans chaque poste et reliés à un tableau de lampes électriques installées au central. Chaque repéreur appuie sur sa « boîte à tops » et ce signal allume la lampe électrique correspondante au tableau des relais. Ainsi, même si ce système dépend des réflexes humains, il permet au central de constater la concordance des visées.
• le central téléphonique assure les liaisons entre les postes, avec le central, mais aussi entre le central et le commandement pour une transmission instantanée des informations. Les liaisons téléphoniques, comme les liaisons télégraphiques, et le système de topage bénéficient de toute l’attention des repéreurs qui confient à des spécialistes l’entretien de ces dispositifs. A l’instar de la topographie, ceux-ci sont en effet indispensables au bon fonctionnement du système.
Alors que jusqu’à la fin de la guerre, les autorités militaires hésitent sur le procédé définitif à choisir pour le repérage au son, les sections de repérage par observation terrestre sont entièrement opérationnelles depuis 1915. Toutefois, les évolutions différentes de ces deux branches ne doivent pas masquer leurs similitudes : elles ont été créées simultanément, pour répondre une même mission et travaillent côte à côte sur les mêmes champs de bataille. L’histoire de leur développement technique, parfois fastidieuse, montre qu’en quatre années de guerre, les artilleurs ont su mettre au point des systèmes qui perdurent encore vingt ans après.
[1] Manuel élémentaire du Chef de Section de Recherche par Observation Terrestre, Service Géographique de l’Armée, 1917, 139 pp.