L’historique des débuts des Sections de Repérage par le Son (SRS) est caractéristique de la création de toute unité au sein de l’armée. Les balbutiements désordonnés, la résolution des problèmes posés, les applications techniques des théories de laboratoire et l’organisation en sections de repérage efficaces témoignent des efforts qu’il a fallu fournir pour aboutir aux SRS opérationnelles de 1918.
Le principe de base du repérage au son est d’une simplicité ingénieuse : il s’agit de déterminer la position de l’origine d’un ébranlement sonore, causé par le tir d’un canon, par la comparaison d’arrivée de celui-ci sur divers capteurs. Pour ce faire, plusieurs postes d’écoute sont installés en une position géographique soigneusement déterminée. Il reste ainsi à mesurer précisément les différences de temps, et donc les distances, entre ces postes et la source de l’ébranlement sonore : cette dernière est ensuite située sur une carte à l’intersection des hyperboles ayant ces postes ou ces bases pour segments focaux.
Cette technique n’est toutefois pas entièrement nouvelle en 1914. Selon l’article d’un repéreur belge, le Capitaine ROUSSEAU, (cité par le Colonel de Réserve MONNET, auteur de nombreux travaux de recherche sur le repérage France et étranger), un repérage au son aurait déjà été expérimenté par des officiers russes durant la guerre russo-japonaise de 1905 [1] (suivant d’autres sources, d’autres expériences sont faites courant 1912). Là aussi, la mise en œuvre du système répondait à une impérieuse nécessité, les Japonais ayant choisi de défiler aux vues toutes leurs pièces d’artillerie. Pour le moment on ne peut déterminer avec exactitude si l’apparition du repérage au son chez les alliés est le fruit unique de leurs recherches ou la conséquence d’échanges militaires qu’aurait favorisé le rapprochement franco-russe d’avant-guerre. Quoi qu’il en soit, le matériel utilisé par l’armée russe peut être considéré comme étant le frère ainé des matériels alliés car il se composait de trois postes en ligne droite, séparés de trois cents mètres, équipés de rupteurs suspendus à un trépied et protégés du vent par une tente caoutchoutée. Le système nommé COTTON-WEISS, qui sera étudié ultérieurement, en était grandement inspiré. En fait, l’énoncé du principe général et les premières tentatives de solutions ont sans doute émergé simultanément, juste avant-guerre, dans les principaux pays européens.
En France, comme partout ailleurs, l’essor du repérage au son fut tributaire d’une part, de l’état des connaissances en acoustique et, d’autre part, de la capacité à inventer des techniques et des matériels permettant l’exploitation pratique de ces connaissances.
Certaines découvertes scientifiques, sur lesquelles se base le repérage, datent du milieu du siècle dernier. Dès 1860, l’Allemand RIEMANN (1826-1866) met en évidence les fameuses ondes de choc qui poseront tant de problèmes aux repéreurs en 1914-1918. En 1886, le professeur MACH [2], de Vienne, les révèle sur des photographies instantanées prises à grande vitesse. Puis, autour de 1890, de nombreuses études sont menées sur la propagation du son et, notamment, sur les phénomènes sonores des projectiles dans les milieux de l’artillerie navale. Le Polygone de la marine de Gâvres fut d’ailleurs le théâtre d’innombrables tirs expérimentaux. Ils permirent de déterminer différentes ondes sonores ou encore des variations dans les vitesses de propagation du son produit par les bouches à feu. De plus, les recherches dans ces domaines profitaient des progrès réalisés dans d’autres secteurs, tel celui des mesures chronographiques, tout en les stimulant. Ainsi, ce sont les conceptions purement mathématiques puis les constatations et l’étude des phénomènes acoustiques à la fin du siècle dernier qui vont amener l’idée du repérage par le son.
Ce concept est proposé en France par le professeur Ernest ESCLANGON (1876-1954), astronome réputé, mais aussi scientifique ouvert à de multiples disciplines. En 1913, il édite sous l’égide de la Société Sciences Physiques et Naturelles de Bordeaux, des réflexions sur les ondes sonores dus au tir des canons et sur le mouvement des projectiles dans l’air. En septembre 1914, il remet au Général BOURGEOIS, alors directeur du Service Géographique de l’Armée (SGA), un mémoire sur le principe de repérage des canons par le son.
Dans la suite logique des choses, il reste donc à inventer des systèmes de repérage, à réaliser les matériels adaptés, à mettre en place des méthodes d’exploitation cohérentes, bref à mettre en pratique les théories élaborées. La première Guerre mondiale va d’ailleurs offrir un terrain de choix pour expérimenter toutes sortes de procédés. La retranscription d’un discours, prononcé par le Général BOURGEOIS du SGA en 1929, et les recherches du Colonel MCNNET, permettent de discerner plusieurs étapes dans l’évolution des techniques proposées.
a. Les premières réalisations artisanales et l’ère des recherches individuelles
Chacun de leur côté, sans avoir de relations scientifiques entre eux, les militaires prennent le problème à bras le corps et imaginent différents systèmes. Le premier à avoir obtenu un résultat probant est le brigadier NORDMANN, physicien de formation et astronome à l’observatoire de Paris. Canonnier au 33e RA, il travaille dès la mi-août 1914, sur la demande de son chef de corps, le Colonel NIVELLE (général en chef des armées de 1916 à 1917) et réussit à faire aboutir son projet en septembre.
Il est envoyé à Saint-Cloud pour expérimenter son système sur des pièces tirant à blanc. La présentation a lieu devant le Ministre chargé des inventions, le 17 novembre 1914. Le Maréchal des Logis NORDMANN, devenu Lieutenant, prendra en charge la 3ème SRS en 1915. Recueillant des avis très favorables, le projet est immédiatement adopté par l’armée et c’est ainsi que NORDMANN démontre, le 09 décembre 1914, pour la première fois de l’histoire, que l’on peut repérer par le son une batterie en action. Il réussit ce jour-là à détecter une batterie allemande sur le front de l’Aisne. Dès la fin du mois de décembre, les premières sections de repérage officielles, dont la genèse sera examinée plus tard, commencent à fonctionner avec le fameux système NORDMANN, prototype du TM (Topographie Militaire).
Celui-ci, de composition assez simple, correspond au principe de base, à savoir l’établissement de plusieurs postes d’écoute et la mesure du temps d’arrivée de l’ébranlement sonore à ces différents postes. NORDMANN établit alors un central, avec un enregistreur morse à plusieurs lignes, une pendule marquant les secondes sur une bande d’enregistrement et des styles reliés aux postes d’observation par le système MORSE. Les guetteurs sont chargés d’actionner les manipulateurs MORSE lorsqu’ils entendent la détonation du canon, à l’autre bout, les styles des oscillographes inscrivent les « tops » repérés sur la bande enregistreuse parallèlement étalonnée par le chronomètre. De là, il reste à exploiter les résultats selon les formules précédemment découvertes (notamment par ESCLANGON) et à construire sur une carte les hyperboles ayant pour foyer deux des postes. Ensuite il reste à convertir les différences de temps constatées en distance d’après les formules mises au point par ESCLANGON [3]. L’intersection avec une deuxième hyperbole tracée par rapport à un troisième poste, donne alors un « chapeau » plus ou moins précis : la position du canon.
Dans un même temps, d’autres savants proposent des techniques différentes. Parmi eux, les professeurs COTTON, WEISS et DUFOUR au sein de l’École Normale Supérieure, le physicien anglais Lucien BULL ( ?-1972) à l’Institut Marey, ou bien encore G. CLAUDE. membre de l’Académie des Sciences et Marcel LAPORTE, assistant de COTTON. La narration par BULL de ses recherches, est typique de l’esprit qui règne alors chez tous ces savants :
« Je faisais précédemment un enregistrement du son du cœur. C’est un peu analogue au son du canon, c’est-à-dire très sourd, très bas comme tonalité. Alors j’ai pensé à employer le même appareil, en triple exemplaire... Nous étions dans l’Institut Marey, nous avions un microphone à la tribune du champ de course d’Auteuil et un autre dans une chambre de bonne louée au bord la Seine. Et nous avons repéré le canon dans le bois Saint-Cloud à vingt-cinq mètres près. Il était à quatre ou cinq kilomètres ».
Le repérage par le son profite ainsi de l’attention des plus éminents scientifiques, qui lui apportent des solutions techniques. Cependant, ces recherches s’inscrivent dans un contexte d’initiatives personnelles ou, du moins, isolées. La multiplication de ces innovations techniques pousse alors le haut commandement à faire entrer le repérage dans une seconde phase à partir du 20 janvier 1915.
b. La convergence des efforts de recherche et leur centralisation sur Paris
Devant ces résultats tout à fait encourageants, le Ministère de la Guerre décide l’officialisation et l’organisation des sections de repérage. Parallèlement au système NORDMANN des sections reçoivent pour mission de tester les procédés DUFOUR sur le front des Vosges, COTTON-Weiss à la Ière Armée et Bull à la Vème armée. Le professeur CLAUDE décide quant à lui d’abandonner son projet et se rallie aux thèses de NORDMANN.
Cette année 1915 est pour le repérage celle du doute puis, paradoxalement, celle de son plus remarquable essor. En effet, la réalité du front révèle rapidement les limites du repérage expérimental et met un terme à l’euphorie suscitée par les premiers résultats.
S’ouvre alors une période de perfectionnement et de corrections faites au jour le jour suivant les problèmes rencontrés. Bricolage de fortune sur le front notamment à Verdun où le canonnier DAUSSY assure le déroulement à vitesse constante de la bande de papier en utilisant un moteur de phonographe, ou poursuite des expérimentations dans les laboratoires de l’arrière concourent à l’amélioration des systèmes. Ce sont tout d’abord les remplacements des opérateurs chargés de l’écoute par des microphones dont la membrane, vibrant sous l’impulsion sonore, transmet un courant électrique à l’oscillographe du poste central Ce procédé évite ainsi aux personnels la fatigue d’une écoute permanente et les dangers d’une exposition inutile sur la ligne de front. L’enregistrement automatique, déjà en vigueur dans les procédés BULL-DUFOUR et COTTON. WEISS, remplace la liaison manuelle et résout ainsi le problème de précision du système NORDMANN.
Néanmoins, dès les premiers mois de 1915, la fiabilité diminue et entame la confiance des artilleurs. Les informations concernant en particulier les obusiers dont les projectiles sont envoyés à une vitesse inférieure à la vitesse du son, restent excellentes. En revanche, elles deviennent nettement plus aléatoires pour les canons de moindre calibre ou les grosses pièces. Cette différence provient de la confusion entre les deux ondes qui accompagnent le lancement d’un projectile. L’onde de bouche, ou de détonation, est produite par tous les départs de coups, c’est elle qui est exploitée pour le repérage car sa vitesse de propagation est sensiblement identique à celle du son. Se développe ensuite un autre phénomène acoustique, que l’on appelle onde de MACH, onde balistique ou encore onde de choc, qui accompagne les projectiles lancés à une vitesse supérieure à la vitesse du son. C’est un sillage sonore qui peut donner des renseignements sur la nature du matériel mais est tout à fait inutile pour la localisation. Or, pour tout observateur se trouvant sur son passage (humain ou récepteur), cette onde de choc est la première de toutes les manifestations sonores perçues, d’où de nombreuses perturbations. Le phénomène ayant déjà été étudié par les artilleurs de la Marine, les repéreurs continuent les recherches, en essayant de n’exploiter que l’onde de bouche utile.
Mais cette différenciation s’avère impossible à vitesse juste supérieure à celle du son, les deux claquements étant trop proches et se confondant, elle est également impossible dans le cas des canons multiples. Le problème semble inextricable jusqu’au moment où les recherches du professeur ESCLANGON permettent enfin de déterminer une différence utilisable entre les deux ondes. Chargé de mission au polygone d’Artillerie Navale de Gâvres pour la durée de la guerre, celui-ci montre que l’onde de bouche, à fréquence très basse, engendre des variations de pression à oscillations lentes mais considérables en amplitude : les infra-sons. L’onde de choc, au contraire, est d’une fréquence élevée mais ne produit pas de variation de pression. Cette découverte ouvre enfin la voie à la construction de microphones capables de ne sélectionner que les infra-sons de l’onde de bouche.
Fin 1915, toutes les sections abandonnent leurs récepteurs constitués par des membranes vibrant à l’air libre et les remplacent par des appareils manométriques de gros volume. Ceux-ci sont munis d’une paroi élastique solidaire d’un microphone à grenaille (ancêtre du fameux « solid back ») afin de déceler la moindre vibration de volume. Plus tard, les travaux de l’Abbé ROUSSELOT, professeur de phonétique au Collège de France permettront même d’inscrire séparément les deux ondes sur la bande de l’oscillographe pour déterminer la position et le calibre du canon ennemi.
c. La phase d’uniformisation
Au début de l’année 1916, les principaux problèmes sont donc résolus et les principes du repérage par le son, établis définitivement. L’amélioration des différents systèmes se poursuit néanmoins et les chercheurs s’investissent personnellement en allant au front à la tête des SRS. C’est le cas notamment du physicien M. LAPORTE qui, après des études avec COTTON, est affecté
comme brigadier au front de Champagne en 1916 et part dans les Balkans comme sous-lieutenant à la tête d’une SRS en 1917. Pour sa part, le matériel de repérage tend vers une uniformisation à la fin de la guerre. Celle-ci est réalisée au profit du système TM 16, dont le modèle définitif construit par le sous-lieutenant Henri Abraham et les frères BLOCH installés à Saint-Cloud. Ce système est issu du premier modèle TM 15 qui était lui-même un perfectionnement du système NORDMANN par ajout de microphones ABRAHAM conçoit des récepteurs manométriques dans lesquels une plaque vibrante, placée dans un réservoir de grande capacité, agit sur une capsule micro téléphonique dite « solid back ». Les micros transmettent au central un signal électrique qui actionne les styles de l’oscillographe mécanique, dont les mouvements sont enregistrés sur une bande de papier enduite de noir fumée.
Le microphone, grâce à des membranes très minces (comme le conseillait ROUSSELOT), autorise l’enregistrement des différentes ondes sonores. Le TM 16 fournit les transcriptions de l’onde balistique, de l’onde de bouche, de l’onde d’éclatement et le signal de fin d’enregistrement. Les bandes confiées par le central au bureau technique sont analysées et donnent lieu aux divers calculs et constructions graphiques qui révèlent les positions Il est toutefois à noter que, si de multiples documents éclairent l’évolution des principes généraux du repérage et l’évolution des matériels équipant les postes et les centraux (récepteurs et enregistreurs), les matériels et les méthodes d’exploitation des renseignements sont en revanche peu connus (constructions des hyperboles, problèmes géométriques). Quoi qu’il en soit, les matériels TM 16 puis TM 18 furent seuls retenus comme réglementaires dans l’armée française, au détriment des autres dispositifs BULL-DUFOUR ou COTTON-WEISS, dont certains furent utilisés par les armées alliées (le système BULL fut ainsi adopté par l’armée anglaise). Sur la bande se trouvent aussi les indications du chronographe JACQUET, pour la mesure des temps d’arrivée aux capteurs, et de l’anémomètre RICHARD qui donne sens et vitesse du vent.
Il aura donc fallu quatre longues années aux scientifiques sollicités pour arriver à mettre au point, après bien des difficultés, la technique de repérage par le son. Les besoins du haut commandement justifièrent immédiatement le recours à des savants mais ceux-ci durent batailler
ferme pour faire reconnaitre le résultat de leurs recherches, Ce n’est que par le perfectionnement des systèmes au fil des mois et l’engagement personnel des inventeurs sur le terrain que cette technique réussit s’imposer auprès des artilleries. Par comparaison, la naissance des Sections de Recherche par Observations Terrestres (SROT) fut beaucoup moins chaotique.
Pour en savoir plus sur l’approche scientifique du repérage par le son, vous pouvez aller consulter les pages 71 à 78 du site CNUM-CNAM en date de 1919 :cliquer ici.
[1] Bulletin Belge des Services Militaires
[2] Physicien autrichien (18 février 1838 - 19 février 1916). ). Il contribua au développement de l’aérodynamique, inventant notamment un interféromètre permettant d’étudier les ondes de chocs se produisant au voisinage des corps plongés dans un écoulement de fluide.
[3] Les Sioux, no 46, page 3.