(Article du docteur Gindrey, chirurgien à Diên Biên Phu, dans le bulletin de 1994 de la promotion de Saint-Cyr Général Frère - s’adressant aux saint-cyriens.)
Paul BRUNBROUCK, Saint-Cyrien comme toi, lieutenant
d’artillerie coloniale, tombé à Diên Bien Phu, mortellement
blessé le 13 avril 1954. Jusque là, me diras-tu, rien,
hélas, d’extraordinaire : mourir en Indochine, cela a été
le sort de dizaines et de dizaines, et même de centaines,
déjeunes officiers de valeur.
Oui, certes, et mon métier de chirurgien m’a permis de
les voir de près, les vivants, les blessés, les morts. J’ai
donc vu beaucoup de braves et quelques héros. Brunbrouck
était déjà un brave, mais le 30 mars 1954, il est
devenu un héros : cette nuit-là, Brunbrouck, tout comme
Bayard au pont du Garigliano, a arrêté une armée.
B... comme Bayard : c’est, me diras-tu, une comparaison risquée.
Eh bien, risquons-la !
Cette nuit-là, Diên Biên Phu, déjà terriblement ébranlée
par l’écrasement les 13 et 15 mars de deux de ses meilleurs
bataillons (3/13 D.B.L.E. et 5/7 R.T.A.), cette nuit là,
Diên Biên Phu va sombrer : les P.A. de Dominique et
Eliane ont été emportés par le déferlement hurlant de
milliers de Viêts. Ceux-ci se voient vainqueurs et jettent
deux régiments de la division 312 vers le pont de la Nam
Youm. Le cœur du dispositif est là, à quelques centaines
de mètres, et, croient-ils, il n’y a plus rien, plus personne pour les arrêter, hors une batterie de quatre (obusiers) 105 HM2 du 4ème R.A.C., bien frêle obstacle pour les vainqueurs de Dominique. Mais cette batterie est commandée par Brunbrouck et ce combat... c’est le sien.
En un instant, les quatre tubes à l’horizontale déversent à
une folle cadence leurs obus, à bout portant, dans les colonnes viêt. Tout le personnel non strictement indispensable au service des pièces, les chauffeurs, les téléphonistes etc ... empoignent un fusil ... Les Africains, les Européens font face ...
Brunbrouck est partout, rassure les uns, conforte les autres, rameute les fuyards éperdus, récupère ici une mitrailleuse, là-bas un mortier de 60 et tout le monde tire à tout va sur un assaillant d’abord médusé, puis vite conscient d’être tombé dans une nasse mortelle.
D’autant plus qu’au mur de feu de Brunbrouck s’ajoute
celui de son camarade de promotion de Saint-Cyr Filaudeau
et de ses tirailleurs de la 12° compagnie du III/3 R.
T.A, cramponnée sur le dernier piton Dominique, un
mouchoir de poche ... A quelques centaines de mètres
Luciani et ses légionnaires paras (du 1er B.E.P.) s’accrochent désespérément aux derniers lambeaux du P.A.
Eliane.
Les compagnies viêt hésitent, refluent, se ruent de nouveau.
Les Bô-dôi vont-ils gagner, passer ? NON ! Les artilleurs,
pris à la gorge, ne plient pas. Brunbrouck en fait des démons...
L’ordre lui est donné - deux fois répété - de faire sauter ses canons. Brunbrouck refuse vertement : - "
Bande de C... , envoyez-moi des munitions d’infanterie
et, demain, je ramènerai mes pièces !"
Le Colonel Langlais, chef et même plus encore âme de la défense, que le rude langage ne trouble certes pas, en reste tout de même éberlué un bref instant et lâche un :
" Chapeau, l’artilleur !" très rare et très grand compliment dans sa bouche.
Mais les Viêts veulent leur pont et leurs sections, reformées, repartent à l’assaut en masses hurlantes, fouaillées par l’échec précédent. Au tir dévastateur des quatre 105 de Brunbrouck, qui les cloue sur place, s’ajoute
maintenant le feu serré des mitrailleuses quadruples de
12,7 qui écharpent les Viêts en longs traits de feu pardessus la Nam Youm, dans un fracas de volcan. Les vagues
de Bô-dôi se brisent, tournoient, déboussolées.
C’est fini, le ressort est cassé. Brunbrouck et les siens
ont gagné, le pont n’est pas franchi et, demain, Brunbrouck
ramènera ses canons et ses bigors.
Fait d’armes exemplaire : rien n’a fait céder Brunbrouck,
ni la disproportion des forces - deux régiments d’un côté, une maigre batterie, moins de cent hommes, de l’autre -, ni l’adéquation de principe entre les Bô-dôi, la meilleure infanterie du monde, disait-on souvent, et ses braves artilleurs africains, ni l’atmosphère d’effondrement général, ni même l’ordre de détruire ses canons. Tout cela, Brunbrouck le sait mieux que quiconque, mais il en fait son affaire, c’est son jour, son combat. Il est face aux Viêts, bien sûr, mais plus encore face à lui-même, à son devoir, à son destin.
Chacun de nous, chacun de vous, jeunes officiers, aura
une fois, une seule fois sans doute, l’occasion de se mesurer à lui-même et de se surpasser... ou non. L’homme
est alors seul et, si j’ose dire, tout nu, vulnérable, fragile, et, je crois, il a peur.
Mais voilà qu’il est pris d’une sorte de rage froide, que
tout ce qu’il a su mettre en lui de détermination, de maîtrise de soi, jaillit en un torrent inextinguible : son choix est fait, c’est le choix du sommet, du courage conquis.
Tout aussitôt, autour de lui, chacun se surpasse, se veut,
d’instinct, à la mesure de l’homme d’exception qui vient de
naître là, sous ses yeux.
Cela, c’est toute l’histoire de la batterie Brunbrouck et du pont de Garigliano - pardon, du pont de la Nam Youm :
un homme, à lui seul, a fait basculer le destin et repoussé
la défaite -provisoirement hélas ! Mais c’est une autre
histoire.
Cet homme là, c’est l’un de vous, à peine plus âgé - 27
ans -, mais si semblable à ce que vous rêvez d’être, à ce
que vous pouvez être. Oui, l’un de vous éclatant de
dons, certes, une joyeuse force de la nature, une intelligence claire, un jugement sûr, le sens de l’amitié partagée, une très profonde et très discrète foi chrétienne
éclairant la vie, la conscience d’avoir tout cela, et la modestie en plus.
Lequel de vous ne rêverait d’être ce Bayard ? Et vous savez bien qu’un grand destin est un rêve vécu...
Le clair destin de Brunbrouck, lui, va hélas, s’achever
aussitôt, comme les super novas qui illuminent le ciel,
éclatent et meurent. Un seul éclat, certes, mais quelle lumière ! Et quelle mort...
Le mardi 13 avril, Mardi Saint, un coup direct de 105
écrase son abri de combat et le blesse grièvement. Il
sent qu’il va mourir, se confesse, communie, puis rassemble
ses dernières forces et exhorte ses hommes à
combattre de toute leur énergie, de tout leur courage,
avec une véhémence, une âpreté qui frappe chacun. Ensuite,
ensuite seulement, il est conduit à l’antenne chirurgicale,
juste à temps pour qu’il sache que mes mains amies lui fermeront les yeux, après le grand Adieu que nous avons eu le temps d’échanger, sous les yeux de mes infirmiers, vrillés d’émotion.
Voilà comment a combattu, comment est mort mon ami
Paul BRUNBROUCK, ton ancien, ton frère. Ne lui devais-
je pas, ne te devais-je pas ce témoignage ?